Brigitte Kuthy Salvi


En face de la scierie du Moulin, sur la route qui tient à bonne distance Tramelan et Saignelégier, quelques places de parc grignotées sur le pâturage sont mises à la disposition des promeneurs. On rejoint l’étang par un chemin qui se faufile entre quelques piles de bois sur lattes, se creuse ensuite jusqu’à la digue qui retient les eaux. Il faut choisir alors, choisir de virer par l’est ou par l’ouest.
J’en ai fait le tour avec mon père une première fois en 1983, c’était jour de pentecôte. Une seconde fois en 1998, nous allions prendre le train, Sandra et moi, à Tramelan. Une troisième fois au mois de novembre de l’année passée, l’étang était gelé et deux patineurs longeaient prudents la rive ouest de l’étang. Trois fois le ciel était bleu, trois fois le soleil nous portait à rire.
J’y suis retourné il y deux jours, aveugle et muet d’admiration. Brigitte Kuthy Salvi s’y promenait aux côtés de Sonia Zoran à l’occasion de la parution de Double Lumière. A la journaliste qui le savait déjà et à moi qui l’ignorait, Brigitte Kuthy Salvi confiait qu’elle avait perdu la vue à l’âge de quinze ans, un 1er février à 15 heures 30.
Toutes deux avancent sur le sentier qui fait le tour de l’étang de Gruère, elles sont à la recherche d’un ponton, elles tiennent dans leurs mains l’eau mélangée à la tourbe, elles tournent leur visage en direction du soleil, se regardent, elles sont à tour de rôle celle qui voit et celle qui ne voit pas, elles évoquent la nuit, le premier février, la double vue,…
Je les écoute, je suis accoudé sur le plan de travail de la cuisine. Tout le monde dort dans la maison, je ferme les yeux et rejoins celle qui ne les ouvrira plus et celle qui essaie de les fermer. M’entendent-elles? Je vois le ponton, l’eau brune, les patineurs, les piles, mon père, j’entends leurs sourires et me tient debout dans la nuit sans laquelle nous ne vivrions pas.
Tous trois aveugles sur les rives de l’étang de Gruère. Le ciel était bleu, le soleil nous portait à rire et mon coeur est arrivé à la maison.

Jean Prod’hom