Allons enfants de la patrie

Ils arrivent de nulle part, des Forts peut-être ou de l’Espace Roumanille. L’Echo du Roc de Pierrelatte vient en tête, suivie des vieux médaillés qu’on a sortis malgré la canicule, j’espère qu’on n’aura pas à le regretter, voûtés, habits du dimanche en berne, bannières d’Arlequin au vent.
Au second rang les notables, de la ville et de la région. Et puis, à mesure qu’on s’éloigne de la grosse caisse qui a pris les devants, les moins notables, les inconnus. Les derniers de classe enfin, mêlés aux moins que rien qui n’ont rien à faire ici, mais qui suivent de près le cortège pour profiter dans un instant du verre offert. Car aujourd’hui on fête la République.
Il doit être un peu plus de 18 heures à Nyons, la piscine est encore bondée et la Place de la République est encore déserte. Deux gerbes de fleurs sont cachées derrière le monument aux morts.
L’harmonie de Pierrelatte cède bientôt la place à un officier de police heureux d’accueillir Monsieur le sénateur, Monsieur le sous-préfet et Monsieur le maire. Et la cérémonie peut commencer.
Monsieur le sous-préfet raconte les premières heures de la République, le peuple courageux, les privilèges abolis, mais personne ne sourit. Monsieur le maire fait ensuite l’inventaire de ses oeuvres. Monsieur le Sénateur, c’est le plus gros, n’a rien à dire. D’ailleurs les deux gerbes de fleurs cachées derrière le monument ne sont pas pour lui. Ce sont les deux autres qui auront l’honneur de les placer au pied d’une République à l’habit kaki, bras nus, qui invite ces messieurs à aller de l’avant. Ils refusent et restent dans le rang où il y a déjà tant à faire pour y demeurer. Le sénateur a bien compris, il attend que ça passe.
Tous au garde à vous, bling bling, c’est le jour de gloire. L’Echo du Roc rameute ses troupes, ceux qui n’ont pas de lunettes à soleil lèvent les yeux au ciel. Le maigre public a redressé la tête, ça se fait. Sauf Lili, assise sur le rebord du trottoir, qui regarde émerveillée le chapeau de la dame aux lunettes sombres placée au premier rang entre le sous-préfet et le sénateur, une double bande de Moebius qui lui cache le visage. Mais à qui est-elle ? au sénateur ou au sous-préfet ? A l’un et à l’autre? Et je comprends d’un coup la vie difficile des notables de nos villes de province.
La cérémonie est terminée, ils remontent en rangs dispersés l’espace Roumanille où l’harmonie s’apprête à offrir un concert. Je salue au passage Monsieur le sénateur et Monsieur le sous-préfet, et tous ceux qui les suivent. Sauf un petit homme tout de blanc vêtu, béret vert, l’homme n’a pas d’âge. C’est un ancien de la légion étrangère, huit fois blessés, six fois médaillés. Je le salue, il me salue et me raconte ses exploits : le Tchad, le Liban, la Somalie, l’Afghanistan… Déçu, guère à l’aise dans le maquis de la Provence il boude les apéritifs. J’aurais voulu lui demander pourquoi ses médailles étaient si petites, je n’ai pas osé, je n’ai aucun exploit comparable à lui raconter. On se quitte, il boîte. Il habite en haut de la rue des Grands Forts.

Jean Prod’hom