Dimanche 15 août 2010

De la brouille monte des fonds de la vallée de l’Eau Froide et plonge dans la grisaille les collets du Tarent et du Para, jusqu’à leur tête, la mienne aussi. Inutile de chercher le refuge des Grenerets sous le col du Seron, on n’y voit rien. Un peu plus loin pourtant, du côté du levant, on distingue des mouvements au-dessous de la nappe grise qui s’effiloche, ce sont les moutons de Valentin descendus des Arpillettes qui paissent entre deux torrents, une coulée de points blancs s’égoutte entre la Cape au Moine et la Chaux, elle rejoint le gros du troupeau. Ils resteront là suspendus dans la pente tendue, sous le sentier qui monte à flanc de coteau d’Isenau et se perd dans des plis lointains. Ils remonteront tous ce soir talonnés par les chiens jusqu’au plateau des Arpillettes, avec son refuge tout neuf financé par la commune des Ormonts, à cause des deux chèvres tuées il y a une année par le loup sous Derborence, à cause de ce même loup, ou un autre, qui rôdait à Pâquier Mottier au fond de l’Etivaz.
Je resterai donc aujourd’hui dans la brouille, en bordure de ce qui est, dans mon giron, comme Valentin et ses moutons, comme nous tous en définitive : le gros du réel ne nous appartient pas et on passe immanquablement à côté. Je m’enfoncerai pourtant plus encore dans le puits sans fond, en grimpant les 400 mètres qui me séparent du ciel, plus haut, en haut la Palette, avec l’insensé espoir d’y trouver le soleil, le lac d’Arnon par une trouée, la flaque du Chalet Vieux et le premier anneau des alpes bernoises. Mais toujours rien, aussi haut et loin que je lève la tête, pas même les restes d’Isenau et de sa mi-été, pas un bruit. Ou à peine quelque chose, quelque chose comme un vertige engendré par la brouille et la fatigue, un miroir qui ne renvoie rien. Dans l’herbe pourtant, lourde et humide, une ribambelle de linaigrettes, tignasses soyeuses au vent, sourient légères à leurs voisines, sérieuses et immobiles.
Et moi, possédé par l’idée d’un possible retour du soleil, sans crainte jusque-là des représailles, fatigué d’être monté si haut, je roule en bas les Lués qui plongent sur le lac Retaud, inquiet soudain d’avoir fait le loup, d’avoir quitté le groupe un instant – mais il le faut bien si l’on veut retrouver le gros de l’affaire, et goûter à l’autre festin, l’autre jour, l’autre nuit, avec les linaigrettes qui clignotent dans la pente raide.
Une verveine sur la terrasse vide en attendant les remontrances de ceux qui ne me veulent que du bien, la pluie mitraille l’avant-toit, le lac se creuse. Je suis en retard, j’ai été à côté, je suis un mauvais père. Un convoi passe et m’emmène sous le déluge. La journée se refermera sur l’autre nuit, celle qui accueille ensemble les enfants et leurs parents.

Jean Prod’hom