Dimanche 9 janvier 2011

S’il y a souvent place pour deux sous les grands parapluies noirs des boulevards, il n’y a aujourd’hui, sous ta capuche, de place que pour toi. A peine. Alors tu la rejettes dans le dos, te racontes des morceaux d’histoire. Un berger sur la colline garde ses brebis, sous un large feutre noir, enveloppé dans une cape plissée comme une girolle, il va et vient sous le crépi du ciel.
– Et toi, que gardes-tu?
– La possibilité de m’abandonner à la pluie qui ne lésine pas, la possibilité de ne rien garder parfois, sans autre auxiliaire qu’un coeur qui bat. Je regarde à mes pieds les ornières qui font le plein, demain les moineaux vont se régaler. La pluie pourrait ne pas cesser de tomber et ça me fait du bien.

J’entends à peine réveillé la pluie et me rappelle les feuilles gaufrées des châtaigniers derrière le grand mas à la terrasse détrempée. Le brouillard lévitait immobile au dessus de la vallée du Vidourle. Je me promène dans le bois, et c’est comme si je m’en allais en direction du jour, l’interminable jour, abrité par la pluie qui en fait voir la trame. Je touche du bout du doigt le bout des cornes de l’escargot qui me ramène à la pluie d’aujourd’hui, un instant, avant de repartir par d’autres passes, une silhouette sur le chemin de Ricken au petit matin tiède, des signes noirs sur la chaussée délavée, sur les tuiles de Vuadens, les ardoises de l’enfance, les lauzes de Sauveterre, t’en souviens-tu, les tôles au-dessus de Feutersoey, le sapin des Charbonnières, enfin là, avec la pluie, celle d’aujourd’hui, avec les odeurs de là-bas lorsque les fumées âcres des feux d’automne réveillent mes souvenirs et rassemblent de proche en proche les tessons de celui que j’ai été, le vase que je suis dans un monde à l’abandon. On a mis les arrosoirs à l’abri sous l’auvent de l’ancenne laiterie.

Le redoux lèche les plaques de neige attardées. Les fontaines tirent la langue, les ruisselets se gargarisaient. Les vieux tonneaux renversés ont le ventre vide, pour un peu on aurait voulu leur faire relever la tête. Personne ce matin n’avait osé prendre les devants, songé à exiger une interruption immédiate de l’averse, on acceptait et personne ne se plaignait. Les portes de l’église de Syens étaient restées fermées à double tour, le coeur au sec. Et moi enfermé dehors, je n’avais à me plaindre de rien. J’ai marché sur l’eau, fait sonné les six sous qui traînaient au fond de mes poches. J’étais dedans, abrité par la pluie, inutile de forcer la porte, pas de raison d’en sortir. J’ai vu une bergeronnette sautiller sur les bords de la Broye.

C’est pas une saison pour remuer, qu’il m’a dit. On garde les bêtes dedans avec ce temps. On transhume seulement deux fois l’an, t’entends. Moi, je suis fier de mes godasses, de mes falsards et de ma gore-tex. Je nage étanche comme un poisson dans l’eau. Je n’ai rencontré personne d’autre cet après-midi. Coupé de tout, rien ne tremble, ni la pluie décidée ni le haut ni le bas. Eblouis par les mousses lessivées, les anges ne craignent pas de mettre les pieds dans la boue. Voici les quelques mots que je voudrais t’offrir dans la double jachère des dimanches de pluie.

Des Jaunins au Torel, du Champ des Dames à Vers chez les Rod, la terre meuble vous fait des pieds de plomb. Du Riau des Méleries aux Chênes et à La Verne, feux de plastique, jaunes, bleus, jeux d’enfants et restes de châteaux en Espagne, bleu, blanc, rouge et tuyaux verts, étincelles de fer des machines agricoles abandonnées dans le pré sur lesquelles, éblouies, les maisons de l’hiver ferment les yeux. Sous le pont de la Bressonne glaise d’eau glisse au pied de la paroi de molasse sur laquelle s’agrippent les mains lisses du froid.

Toute la journée il pleut, me colle à la peau cette idée de retrouver le beau visage effacé de la pluie. Trempé au pied de la vieille ville. A Moudon on m’attendait. Je me suis glissé à l’arrière comme un chien mouillé, la pluie pianotait sur le capot de l’auto. Devant Saint-Etienne, une double hélice de luminaires a éclairé la nuit, qui tombait elle aussi, elle avait ôté tous ses habits. Il eut été insensé de vouloir s’éloigner. Mais je ne regardais plus, comme si le nom qu’il eût fallu donner à la pluie fût plus beau encore. Ah! la belle après-midi.


Jean Prod’hom