Dimanche 16 janvier 2011

L’apiculteur a déposé deux ruches bleue et jaune à la lisière du bois Faucan, leurs locataires préparent la saison, s’agitent depuis midi, font des plans. Il faudra certes attendre encore un peu, qu’elles ouvrent les yeux et lessivent la planche d’envol, mais hier soir, en revenant de Ropraz, il faisait déjà jour, on n’y croyait pas Arthur et moi, souriants à l’idée qu’on allait bientôt voir le jour avant d’aller à la mine. Personne n’y croyait tout à fait, mais l’hiver a bel et bien passé, qu’on soit encore au mois de janvier ne change rien à l’affaire, qu’il revienne dans quelques jours non plus.
Ici, au coeur des bois, ce sont les mélèzes qui se chargent de donner l’avant-goût du printemps. Ils recueillent les feux et clairent le plan des bois. Les silhouettes de l’hiver fondent en bordure de chemin. Il vaut mieux désormais ne plus s’asseoir sans précaution sur les billes de sapin qui gouttent comme de vieux tubes de colle percés.

Je dispose de tout l’après-midi pour ne pas revenir en arrière et aller à pas lents par la Corbassière jusqu’à l’orée du bois des Orgires qui vous tire vers l’avant. Les histoires, les livres et tout le saint-fruscin sont restés à la maison. Nous ne sommes que quelques points éloignés sur les chemins vicinaux qui tiennent ensemble Bottens et les Poliez, Froideville et Villars-Tiercelin. Bonjour Monsieur Courbet, bonjour Madame Grognuz. Tenez! on aperçoit le réservoir de Goumoens-la-Ville, blanc comme le melon du Mont-Tendre.

Terre glaise noire remuée, jaune or couleur moisson la bande qu’a épargnée la charrue en bordure des chemins de dévestiture. Tout autour les piquets d’accacia un peu raides se réveillent, s’étirent avant de dérouler les colliers primitifs des clôtures le long des chemins aux courbes idéologiques. Les uns et les autres se croisent par-dessus par-dessous. Sous l’épaisseur du tapis herbeux des bonzes poussent, et on aperçoit les rides de leur nuque épaisse. On se satisfait de la maigreur et de la pâleur des verts, faite au feu de l’ombre qui bourronne au pied des haies. Les vagues viennent se désaltérer dans les creux.

Sur le plateau de Bottens ne reste de la guerre de religions qu’un champ désert dans lequel se font face tête-bêche les églises catholique et protestante que les fidèles peinent à réchauffer. Pour ne pas choir, j’entre dans la seconde pour m’assurer que les six orteils du Polydactile que Louis Rivier a peint en 1943 sont toujours là. Le compte est bon. J’ouvre tout grand la porte, m’étonne que la mère et le fils ne frémissent pas au vent de cette résurrection-là. Je leur en veux même un peu. Réforme et Contre-réforme n’auront servi à rien, au village les deux cafés sont fermés, le ciel est vide. Et c’est tant mieux quand nous n’avons rien à perdre et qu’il fait beau.

Je rôde autour du château disparu avant de plonger sur Malapalud et suivre le Talent, avec en frise l’alternace des molasses gréseuse et marneuse des côtes de Rabataires. L’eau coule froide dans l’ombre. Personne. Mais où sont donc les vivants? les 7 milliards qu’on m’avait annoncés ce matin? En grappes dans des maison privatives? jardin privatif et pensée privative? Nous ne nous priverons pas aujourd’hui du temple immense dont il se sont coupés et qu’ils ont laissé aux bohémiens et aux va-nu-pieds.

Ces balades d’un jour, on s’y lance sans savoir comment on en reviendra, et on en revient sans savoir comment on y est allé. L’éblouissement reste là-bas quand on y retournera.

Jean Prod’hom