S'en débarrasser

Bien des gens le pensaient mais personne n’osait le lui dire, ni la fuir, elle faisait peur. Elle ressemblait à un pou râblé et torturé, la langue bleue et le courage divisé. Le sens interdit qui lui barrait le front avait obligé son âme à vivre sur le qui vive dans un réduit. Les gloussements suffisants de la donzelle rameutaient les geais, elle aimait surtout l’éclat des séries télévisées, appréciait les chefs de rayon, les seconds couteaux et les conducteurs de corbillards dont elle goûtait la conversation pleine de retenue. On l’aurait dite traditionnelle, coiffée de zinc, mais sa toiture était déformée et on aurait eu du mal à reconstituer son histoire. On l’aurait dite aveugle avec ses catadioptres fixés à l’angle de ses paupières, mais elle profitait ainsi des lumières de ceux dont elle suçait le sang. Pour ne pas se perdre quand l’horizon est couleur corneille, elle s’était fait tatouer autour de la cheville une chaîne sans maillon faible.
Elle était en devenir, sur le point de finir sa dernière métamorphose, naine, boulotte, bourrée de ces vaccins qui font gonfler. Touchée par tout, touchée par rien, elle allait d’avant en arrière comme une vieille bielle huilée par la crasse. Le soir elle guettait le troupeau, se dandinait comme une hyène, son pelage suait, si médiocre qu’aucune réputation n’osait traîner derrière elle. Elle roulait des hanches le dimanche sur le boulevard, montrait son autre cheville tatouée d’un bouquet de ronces, elle hochait du bonnet de haut en bas ou de gauche à droite, ça dépendait. Un simple coup d’oeil et elle faisait du bruit, parfois un oeuf si la demande était expresse, elle pensait sur signe et rappelait en notes les pensées d’une vie d’un seul tenant dont la légende, s’il y en eût, eût été de la taille d’un tweet. Je l’aurais préférée officier incognito dans le noman’sland de vos cauchemars ou assoiffée dans le désert de Gobi, elle vivait dans mon enclosure, se nourrissait des baies de mes haies et se tenait menaçante sur le seuil de mes jours, sur le seuil de mes nuits.

Jean Prod’hom