Le fil ténu qui me fait tenir debout

Pour Floriane


Méditation de Thaïs | New Philharmonia Orchestra / Lorin Maazel violon & direction

Tous les enseignants en convenaient, elle était douée de telles qualités qu’aucun obstacle ne lui résistait quels que soient les domaines, si bien que nous redoutions que nos besaces manquent un jour de ce qui la rassasiait. Vaine inquiétude, elle se montra toujours à même, en puisant je ne sais où, de distinguer un frémissement dans les coins délaissés et les matières les plus inertes. Elle rendait notre métier facile et agréable, on en aurait aimé une demi-douzaine comme elle dans nos classes, brillantes et vivantes.
Nos craintes ne se dissipaient pas complètement cependant – c’est ainsi dans nos métiers –  et revenaient par une porte dérobée. Ignorant le chemin que la jeune fille empruntait pour faire tenir ensemble ce qu’elle embrassait, je me mis à craindre sottement qu’elle ajoutât un jour à son menu, sans en connaître les conséquences, l’ultime tâche qui lui eût fait baisser les bras, placer sur le bûcher et brûler ce qu’elle avant engrangé.
Un jour je la vis triste, elle m’apprit qu’une blessure l’empêchait pour quelque temps de se livrer à une passion dont elle ne parlait pas, j’en fus réconforté. Je me mis à soupçonner que la musique avait quelque chose à faire avec la grande santé qui l’animait et mes craintes qu’elle en portât trop s’éloignèrent.
C’est de ce jour que date au fond, je crois, ma certitude que tout ce qu’elle avait fait jusqu’ici avec un réel plaisir ne l’auraient pas comblée si le vide creusé sur les bancs d’école n’avait pas accueilli dans le même temps, là-bas, la musique dont elle charriait l’instrument dans une boîte noire, son violon. Les derniers mois passèrent, elle me sembla s’éloigner toujours plus des lieux qu’on partageait.
Arriva enfin le jour des promotions, à l’occasion duquel il est convenu qu’on se dise au revoir, elle monta sur scène. J’entendis alors un peu de ce qui l’animait et qui lui donnait la force de changer en or ce qu’elle touchait. J’entendis distinctement ce que je n’avais pas imaginé tout au long des années. Elle n’était plus assise tête penchée sur ses devoirs, mais debout devant un lutrin, la tête dans les étoiles. Elle n’était plus l’élève de tête écoutant parmi les autres la parole du maître, mais seule, ou presque seule, faisait entendre par l’une des petites fenêtres de la cellule de sa passion la voix de son violon. Elle me livra le fil ondoyant d’une méditation, fragile et courtoise, et j’acquiesçai à ce qu’elle ne disait pas, écoutez-moi maintenant, écoutez le fil ténu qui me fait tenir debout et qui allège la charge de ce que je sais, écoutez le souffle de ma passion, je m’éloigne, libre enfin.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom