Ça tient comme une fleur

C’est un pays sombre et triste ; la route d’E. vous guide par des courbes douces au regard dans une auberge ravernie. O le vin aigre, les cigares étouffants ! Mais il y a un beau ciel clair et gris sur les collines. L’église aiguë de Cossonay crève le moutonnement des verdures bleuâtres. Tout près de moi bouillonne une source de lait dans le canal. Perrette Perrette, je suis heureux et triste à la fois. Ma fuite n’est pas que folie, et Dieu, malgré l’affreux spectacle de ce coeur empoisonné me rendra peut-être la voix que j’ai perdue.
Gustave Roud

S’il regarde ainsi dehors, ce n’est pas tant qu’il rêve avec dans son dos les tâches qui l’étranglent et ceux qui s’affairent chevillés à leur quant à soi, c’est qu’il fait son école buissonnière, vole debout par-dessus la butte et les branches couleur de cendre des feuillus nus du préau. Il a l’esprit loin à l’horizontale, au-dessus des moilles et de l’étang du Sepey, au pied de l’horizon, à L’Isle et Montricher. Ce serait peut-être bien que ceux d’en face en fassent autant, un jour les hommes laisseront tout ça en plan.
Non non, il ne rêve pas, ne conçoit aucun lieu secret, ne creuse aucune tanière, ne ramènera aucun galet, ni la baguette du sourcier. Son esprit vagabonde dans le vent, l’infatigable vent, ajuste de mémoire les parties du paysage qu’il a parcourues, les habitants qu’il y a croisés et les fontaines qui chantent sur la place des villages déserts, maisons agglutinées, vides, fenêtre fermées, portes murées, dépenses condamnées, plus d’épicier, mais des vieux, les derniers vieux.
Il colle tout ça ensemble avec le ciel désintéressé en-dessus qui écarte les murs qui le soutiennent, ça tient comme une fleur. Tout est à sa place, en-deça de l’obligatoire et du facultatif, les choses sont là, pour tout le monde, avec l’évidence qui sied à ce qui est.
Il ramasse en un seul geste les prés et les bois, les lisières, les chemins, les faufile et les pend par d’invisibles fils aux bords du ciel. De là-haut, il en voit plus qu’il ne l’imaginait, mais il s’agit de tout prendre. On perçoit alors quelque chose comme une poussée qui dure intacte, un appel malgré le détournement que chacun fait de soi-même. Et le zénith s’installe au coeur de chaque chose, et rampe, il n’y a personne devant la grande fenêtre, ne le cherchez pas au pied du Jura terme du contrat. Pour traverser le creux que rien ne remplit, il lui avait fallu autrefois un permis de voyageur de commerce, hier un traité de marche en plaine. Besoin de rien aujourd’hui, plus rien à faire ici.

Jean Prod’hom