Dimanche 29 janvier 2012



Avec la précision absurde à laquelle nous devions plus tard nous habituer, les Allemands firent l’appel. A la fin, l’officier demanda : « Wieviel Stück ?» ; et le caporal répondit en claquant les talons que les « pièces » étaient au nombre de six cent cinquante et que tout était en ordre. On nous fit alors monter dans des autocars qui nous conduisirent à la gare de Carpi. C’est là que nous attendaient le train et l’escorte qui devait nous accompagner durant le voyage. C’est là que nous reçûmes les premiers coups : et la chose fut si inattendue, si insensée, que nous n’éprouvâmes nulle douleur ni dans le corps ni dans l’âme, mais seulement une profonde stupeur : comment pouvait-on frapper un homme sans colère ?
Il y avait douze wagons pour six cent cinquante personnes. Dans le mien nous n’étions que quarante-cinq, mais parce que le wagon était petit. Pas de doute, ce que nous avions sous les yeux, ce que nous sentions sous nos pieds, c’était un de ces fameux convois allemands, de ceux qui ne reviennent pas, et dont nous avions si souvent entendu parler, en tremblant, et vaguement incrédules. C’était bien cela, très exactement : des wagons de marchandises, fermés de l’extérieur, et dedans, entassés sans pitié comme un chargement en gros, hommes, femmes et enfants, en route pour le néant, la chute, le fond. Mais cette fois c’est nous qui sommes dedans.

Primo Levi, Si c’est un homme, 1947 (Julliard 2003, 17-18)