Personne ne les verra pas même ceux qui les ont vus

Les couloirs du collège sont déserts, la bibliothèque aussi, toutes les portes fermées à double tour jusqu’à lundi. Mais ces adolescents-là ne montent pas tous au chalet le week-end, à Villars ou aux Diablerets, il est 17 heures, la bise redouble.
Les politiques locaux n’ont jamais estimé qu’un centre de loisirs fût nécessaire, le tea-room dépasse leurs moyens et le silence dedans l’église les effraie. Je les aperçois alors qui entrent et sortent des toilettes publiques qui jouxtent la salle paroissiale. Ils tardent à rentrer chez eux, mais une maison en ont-ils seulement une ? et quelqu’un les attend-il ? J’y pénètre pour assurer ma conscience que ne s’y déroule pas un drame. Pourquoi pas, ne sommes-nous pas dedans cette fois ? Ils sont trois, je les reconnais, il y a une jeune poète, un enfant placé dans une institution et un pierrot lunaire qui revient d’un pays d’où l’on arrive jamais, tous les trois embonnettés, perdus dans des odeurs de tabac, avec cet air que prennent les repentis et les enfants de choeur dans les lieux exigus. Ils me reconnaissent, le pierrot lunaire tire la fermeture éclair de son petit sac à dos qui se referme sur un énigmatique trésor. Je ne demande rien, eux non plus, ils n’attendent qu’une seule chose, que je me tire, je suis de l’autre côté.
Avant de leur tourner le dos, pourtant, je les encourage, – ne peux pas m’en empêcher –, les encourage à sortir, dire tout haut ce qu’ils ont à dire, je bégaie, me rétracte, me tais, ce ne sont pas des velléitaires, ils ne veulent qu’un peu d’espace pour fourbir les inoffensives armes qui les protégeront des ennemis invisibles qui les assaillent, des mots qui les ont blessés et le doute qui les ronge, ils se réjouissent aujourd’hui, simplement, de ne pas être seuls, ils imaginent qu’ils respirent l’air frais d’une poche qui aurait été oubliée, parlent sans écouter, un peu seulement et chacun son tour, ils ont la révolte disciplinée.
Ce sont eux qui font vivre les dessous des banlieues riches, sans rien demander, pas de place au-dessus, ni grange abandonnée ni réduit de tôles, pas de bouzigues entre les haies et les maisons mitoyennes, on a brûlé les baraque des bûcherons depuis qu’elles ne servent plus, les bois ont fui l’avancée des zones constructibles. Restent les chiottes.
Les damnés fument tout bas, appuyés contre des catelles de faïence bleue, bleu ciel, joints étanches, chauffage au sol, il fait bon dans les chiottes de la commune qu’ils squattent sans pancarte en bordure des trompeuses richesses et à l’abri des assauts de la bise, persuadés que personne ne les verra, pas même ceux qui les ont vus.

Jean Prod’hom