Cher Pierre

Sandra me demande au réveil ce qu’il en était de la situation des Provinces-Unies, de l’Angleterre, de l’Espagne et de la France entre 1650 et 1750, c’est qu’elle lit un livre sur Newton. Je bégaie les Jacques et les Charles, Cromwell, les querelles religieuses, le catholicisme d’un des Jacques, mais lequel ? le second vraisemblablement, Marie et Guillaume d’Orange…
Qu’ai-je donc fait à l’école ? Regrette un instant de ne pas avoir assez étudié, assez souvent quitté le monde des vivants pour l’hiver du papier. S’enfermer dans un réduit, est-ce donc la seule manière de faire un peu de lumière avant que l’obscurité ne recouvre tout ?
Tandis que Sandra quitte la maison avec Arthur qu’elle va déposer au bus avant de filer au Mont, Louise égrène les notes du Printemps qui s’ajoutent à celles de la valse de Daniel Fortea. C’est bon. Il fait moins de 5 degrés sous zéro lorsque je la conduis au bus, je remonte, vérifie le vocabulaire que Lili vient d’écrire avec une application réjouissante. Elle enfile alors sa combinaison, brasse la neige jusqu’à ce qu’il soit temps de retrouver M. et descendre à l’école.
L’histoire me tiendra toute la journée. Je visionne en effet la seconde partie de La Prise de pouvoir par Louis XIV, une merveille réalisée par Roberto Rossellini en 1966. Je crois même que les élèves de la classe 9 n’y sont pas insensibles.
Je passe à la salle des maîtres où une espèce d’incompréhension règne, toujours la même ritournelle. Nous souhaitons faire le bien des récalcitrants, on leur donne des lecons de morale. Ou on les punit. Alors qu’en toute bonne logique il faudrait alléger leur tâche, les libérer de tout ce qui pourrait faire obstacle à une manière différente d’entrevoir les choses. Pour qu’ils disposent, légers, d’un peu plus de lumière. De cela nous ne voulons pas, Alors on rabâche. Ces discussions ne servent à rien, pas assez de hauteur, de détachement. M’en vais avec la certitude qu’il convient de désencombrer la chemin de celui qui a renoncé, d’en retirer les objets contre lesquels il va buter et dont il va se servir pour édifier une barricade toujours plus haute.
S’il y avait de l’huître dans le paysage d’hier, il y a de la cassata aujourd’hui, du froid mêlé à de la douceur, air vanillé et soleil confit, il y a eu du ménage dans le ciel, les flaques recueillent le solde et l’herbe fait son trou. Rien à manger à midi, un morceau de pain et un verre d’eau.
Drôle d’épisode pour terminer la semaine, un élève d’une quinzaine d’années est penché sur un livre emprunté à la bibliothèque, un bel ouvrage illustré, papier glacé. C’est vendredi après-midi, l’adolescent est fatigué, il interrompt sa lecture et rabat le coin supérieur de la page de droite, le lisse soigneusement et ferme son livre. Je le regarde stupéfait. Il m’explique le plus sérieusement du monde que c’est une technique pour retrouver plus facilement la page. Ne trouve pas de réponse. Me voyant bouche bée, il m’explique que ça ne le dérangerait pas qu’on fasse comme lui, mais il comprend aussi que cela puisse déranger. Je le conduis à la bibliothèque pour qu’il en discute avec l’une de nos deux professionnelles.
En fin d’après-midi, on va faire le petit tour sous le soleil, Louise, Sandra et moi. Lili reste seule à la maison. 
J’apprend ce soir que François Bon s’est fait remettre à l’ordre à cause de sa traduction du Vieil homme et la mer. Gallimard aurait encore des droits sur ce texte et ses traductions. On voit bien les motifs commerciaux, on voit mal les raisons littéraires de cette grande maison. Retenir les choses dans son giron ? Interdire qu’on aille de l’avant sans elle ?

Jean