Beauregard

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Le renard a passé ce matin. Ne restent sur la terre battue du poulailler qu’un tas, la blanche, et Cacao tétanisé. Je n’ai pas le temps de m’en occuper, Carole m’attend à Moudon pour neuf heures. Une barrière de brouillard me ralentit après Syens, là où la Bressonne et la Carrouge se jettent dans la Broye, Moudon est dedans, j’envoie un message à Sandra. On aperçoit en haut, par de larges déchirures, des morceaux de ciel et Beauregard.

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La toute nouvelle hygiéniste dentaire fait du zèle et ne me libère qu’après trois bons quarts d’heure, avec une poignée de conseils que j’applique sur le champ en passant à la pharmacie. Puis monte au Bourg. De la place autour de laquelle se dressent les châteaux cossus de Rochefort et de Grand’Air, on devine la Mérine qui descend libre le vallon de Sottens avant de se faufiler, à l’étroit, dans la ville basse. Pas grand monde dans les rues, le musée Eugène Burnand est fermé, entre comme un bandit dans les couloirs des Anciennes Prisons, j’y entends un groupe d’enfants qui déclament, marchent, rient, c’est un cours de théâtre. Redescends et m’arrête au coin-café de la COOP, tout Moudon fait ses courses, remplissent leurs cabas ceux du bourg et ceux d’en-bas.
Le soleil et le souvenir du texte de Philippe Jaccottet me poussent à rentrer par le chemin des écoliers, par la route de Martherenges et Beauregard.
Beauregard, un nom que le poète a aimé et qui lui faisait signe, écrit-il, aux abords de sa petite ville natale, ce devait être une ferme ou un domaine sur la pente qui descend vers la Broye (je pourrais m’en informer mais peu importe), je me souviens simplement de ce nom comme s’il avait eu une résonance plus riche que d’autres, et pas même, je crois, à cause de son sens implicite, simplement «comme ça», pour rien ; comme si, quand on disait «Beauregard» autour de moi dans la vaste maison toujours froide en hiver dès que l’on s’éloignait des hauts poêles de faïence dont certains prétendaient même tiédir deux pièces à la fois, quand on disait ce mot, on faisait tinter une cloche justement pour accéder à quelque lieu inconnu que je n’aurais certainement pas trouvé si j’étais allé vraiment me promener près de cette ferme, de ce domaine.
Beauregard, c’est une ferme et un domaine. Il faut prendre la route de Corrençon et non celle de Martherenges pour y parvenir. Un vieux bâtiment attire d’emblée le regard, une vieille bergerie, le premier bâtiment du domaine, me confie le fermier. Il n’y a d’abord eu ici que des moutons. Et puis on a construit au début du XIXème siècle la ferme, qui a brûlé autour des années 1890. C’est en 1932 que le grand-père de mon interlocuteur a loué ce domaine à la commune de Moudon. On imagine leur vie difficile : les visages fatigués ou mornes, les mains usées, les assiettes sur la table miroitante (on a vendu ou brûlé celle en bois), la vie tempérée d’aujourd’hui, un peu vide, à moins qu’elle ne dissimule une violence souterraine, qui explosera plutôt en désespoir qu’en éclats de joie.
Ils ont connu cette violence, les fermiers de Beauregard, en 1942. Les quatre frères de celle qui deviendra sa mère meurent l’un après l’autre, asphyxiés dans la fosse à lisier dont ils sont en train de réparer le mécanisme de brassage. La ferme et le domaine ont oublié et effacé les traces de cette tragédie, mais aujourd’hui, j’entends certains de ses échos dans le nom de Beauregard.
De Corrençon la route traverse le bois de Bourlayes avant de plonger sur Saint-Cierges. C’est dans cette forêt qu’il nous faut, comme dans un tunnel qui ferait un virage à 180 degrés, tourner le dos à l’est et aux Préalpes et porter résolument nos regards sur le couchant et le Jura. Je m’y promène jusqu’en début d’après-midi : Boulens, Peyres-Possens, Chapelle, Martherenges, Sottens, Villars-Mendraz, Chardonnay-Montaubion, Villars-Tiercelin.
Le soleil s’est imposé partout. Il me condamne à passer la tondeuse une dernière fois cette année dans le jardin.

Jean Prod’hom

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