La gâchette sous la paupière

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«Onora tuo padre e tua madre», fu scritto sopra una pietra nel capitolo ventesimo al verso dodici di un libro sacro. Il verbo che l’antico Ebraico impiega è più forte e più pratico del nostro “onora”. È « cabbèd », frutto di una radice che vuol dire: « dai peso ». Dai peso a tuo padre e a tua madre: perché di quel peso sei fatto tu medesimo.
Tu pesi esattamente quanto il peso che avrai dato loro.
Ho obbedito involontariamente a questo comando, mi è capitato di applicarlo alla cieca cercando le loro storie, risentendone il peso su di me.
Capture d’écran 2012-12-05 à 17.42.19Erri de Luca, Plancton, in Pianoterra, op. cit., p. 16

«Honore ton père et ta mère», fut écrit sur une pierre au chapitre vingt, verset douze d’un livre sacré. Le verbe que le vieil hébreu emploie est plus fort et plus concret que notre «honore». C’est « 
cabbèd », fruit d’une racine qui veut dire : «donne du poids». Donne du poids à ton père et à ta mère : car c’est de ce poids que tu es fait toi-même.
Tu pèses exactement le poids que tu leur auras donné.
J’ai obéi sans le vouloir à ce commandement, il m’est arrivé de l’appliquer à l’aveuglette en cherchant leurs histoires, en sentant leur poids sur moi.
Capture d’écran 2012-12-05 à 17.42.19Traduction Caterina Cotroneo

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Clint Eastwood, Louis d’Epalinges et Erri de Luca sont de la même étoffe. Il n’est guère besoin de présenter le premier, le second est mon grand-père maternel. Quant au troisième croisé à Naples l’été passé, il a traduit le quatrième commandement de l’hébreu en italien et j’ai rendez-vous avec lui au cours des semaines prochaines. Tous trois appartiennent à un type reconnaissable d’hommes libres de la seconde moitié du XXème siècle, comme Gilles, Jacques, Alain, et tant d’autres.
Comme François et Jérôme ils avaient l’étoffe des héros, ou des anti-héros, ils ont occupé dans les combats qu’ils ont menés les premières lignes, ils s’y sont retrouvés rapidement seuls. Volontiers redresseurs de tort, ils ne se sont jamais laissé déborder par leurs idées sans que leur corps ne les nourrisse. Des idées ils n’en eurent à proprement parler qu’une, de la dimension d’une tête d’épingle, tête noire et dense qui irradiait ce qu’ils ont touché et fait. Convaincus qu’ils feraient diversion, ils auront donné un peu d’air dans un siècle qui en manquait singulièrement et le courage de persévérer à ceux que l’idée d’indépendance avait désertés.
Leur visage semble remettre à plus tard la tragédie vivante qu’ils ne se cachaient pas. Ils ont été des classiques, pas un mot de trop, actions sans fioritures, leur vie a répondu tout entière à la fois au mystère et à la fureur : Autant que se peut, enseigne à devenir efficace, pour le but à atteindre mais pas au delà. Au delà est fumée. Où il y a fumée il y a changement.
Epargnés par une jeunesse faite d’ennui, protégés par la sollicitude et le silence de leurs parents, mère attentive, père bienveillant qui n’a pas lésiné sur le travail, éducation rigide. Ils ont vécu en marge de la société à laquelle ils étaient destinés, éloignés des sports collectifs où ils auraient fait pourtant merveille, non-fumeurs par conviction, gymnastique quotidienne, alimentation saine, fruits, légumes et crudités, ils ont mené à côté de leur tâche principale une passion seconde, champignons, montagne ou herbiers. Peu de souvenirs de leur enfance sinon cette immense liberté à laquelle les vacances scolaires leur ont permis de goûter. C’est dire que ni le livre ni l’école ne leur ont suffi. Chemin faisant ils ont rencontré l’injustice et la bêtise du monde qui ont eu raison de leur peau lisse : communiste soudain ou anarchiste, fidèle et amoureux, agnostique ou croyant, indigné, jamais malfaiteur, voyou et lève-tôt.
Ils auront porté jusqu’au bout la gâchette sous la paupière.

Jean Prod’hom