Mort blanche

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Mercredi dernier une avalanche a emporté un enfant alors qu’il montait au Bec des Etagnes, c’était un ami de notre fils, ils faisaient du vélo ensemble, ils s’aimaient beaucoup je crois. De la poisse, il n’avait pas neigé, le danger d’avalanche était bas, niveau 2, formée par le vent une plaque qui se détache à mi-pente, un accident. Le copain d’Arthur a dû la voir venir mais elle a eu le dernier mot. L’innocent a été entre la vie et la mort le mercredi, le jeudi, le vendredi, le samedi, le dimanche, le lundi, finalement la mort a gagné la partie. Malgré tous les soins prodigués, l’ami d’Arthur nous a quittés lundi en fin d’après-midi.
Son père qui l’accompagnait avec quatre amis nous a écrit un mot, on l’a reçu au moment du repas. Trois phrases sobres, nettes, lues et relues, tranchantes, avec trois fois le prénom de son fils. La seconde précise que l’enfant a été le dernier des quatre skieurs à être dégagé et réanimé. Il aurait donc pu en aller autrement, c’est écrit et on le sait, mais le ciel s’est bel et bien effondré sur la tête de ce père, de cette mère, de sa soeur, de ses amis. Il leur en faudra du courage, bien plus que je ne peux l’imaginer, pour faire face aux coulées qui vont succéder à l’avalanche qui a dévasté leur vie. Je vais dès aujourd’hui mette de côté un peu de ce courage qui va leur manquer, au cas où ils m’en demanderaient.
Sandra a annoncé cette tragédie à Arthur, je l’ai annoncée aux filles et à nos convives. Personne n’a été satisfait de la mort du gamin, ils voulaient comme de normal en savoir plus, recevoir les premières explications et les causes immédiates, petits immortels que nous sommes. Chacun en a profité pour raconter ses expériences, donner un ou deux conseils utiles en pareil cas, esquisser un pas de morale.
On n’a rien vu venir, ni Arthur qui nous avait confié il y a quelques semaines qu’il enviait parfois cet ami et son père qui allaient étreindre les neiges éternelles, ni Louise qui s’est effondrée, ni Lili ni Sandra, ni moi. Sandra a réuni son petit monde dans la chambre qu’on occupe aux Genets, je les ai rejoints. On a eu une bien vilaine soirée.
Quelque chose s’est déchiré entachant mes heures, celles du mercredi au lundi vécues à l’abri de cette tragédie, pâlissant à mesure que le malheur creusait son chemin au Bec des Etagnes, à Sion, à Berne. Qu’on le veuille ou non, l’ignorance de l’homme n’est pas celle des arbres et des montagnes. Tout s’est effondré d’un coup avec un roulement sombre. nos vies qui se frôlaient se sont déchirées avec le bout qu’on pensait naïvement faire ensemble.
J’avais skié au début de l’après-midi avec les filles, un petit groupe était monté plus tard jusqu’au sommet du Chasseron depuis les Cluds par la Bullatonne, avec le soleil à notre gauche et puis le soleil devant nous, je me rappelle maintenant, on était sur le dos de la bête, les sapins étaient salement recouverts de blancs d’oeuf meringués, des lambeaux de neige pendaient aux branches comme des nids de fourmis processionnaires, les épicéas avaient mis leur cime en berne et marchaient vers l’ouest encagoulés comme les dignitaires d’une tragédie cosmique.

Au Grand Hôtel des Rasses il y a foule ce soir, des couples de voyants et de malvoyants organisent un bal. L’un d’eux fait bande à part et caresse du bout des doigts le crépi du mur, c’est ainsi qu’il prend connaissance des lieux, son accompagnant tourne les pages du journal. Je crains qu’ils se mettent à parler de l’avalanche du Bec des Etagnes, qu’ils mettent de l’huile sur le feu et invectivent des innocents. Mais un autre sujet domine l’actualité, la viande de cheval dans les plats précuisinés.

Jean Prod’hom