Insurrection

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On allait vers le printemps, l’aube se faisait chaque jour plus matinale, les merles avaient épuisé leurs réserves et croquaient les derniers fruits des aubépines et des sorbiers, les bergeronnettes marchaient à petits pas pressés sur la molasse de la rivière en hochant la tête et la queue, la glace de la fontaine avait molli, le givre ne résistait pas au premier coup d’essuie-glace, pas de bouchons sur l’A1.
Mais tout semblait pourtant revenir en boucle dans la ronde des saisons. Nous roulions en bon ordre sur le plateau de Sainte-Catherine, incognito, pas un mot pas un signe lorsqu’on se croisait. Il y a avait dans l’allure de chacun, dans le sérieux qui animait nos visages, l’odeur de discipline que chaque conducteur répandait tout autour de lui ce quelque chose qui garantit, pour notre malheur, la pérennité des langues de bois et des poignes de fer.
Je ne pouvais imaginer qu’au-dedans de nous les choses se passent ainsi et que nous ne nous arrachions pas de la mainmise de cette misère par quelque battement de coeur. Je devinais forclos en chacun de nous un chaos équipotent à l’ordre que nous suivions servilement.
J’ai soudain entendu un chant, et j’ai aperçu sortir du cortège un magicien qui s’est mis à danser, il occupait la seconde face d’une bande de Möbius sur laquelle il esquissait un décor dans lequel il égrenait le chaos, brassant les pièces d’un puzzle géant à grands coups de pinceaux.
Ce chant était une berceuse et une ribambelle d’enfants marchaient sur les bas-côtés de la route que le magicien avait crayonnée et sur laquelle nous roulions tête en bas, les enfants allaient à contre-sens, il étaient en pyjamas disgracieux.
J’ai très vite compris, ceux qu’on avait arrachés tout l’hiver au sommeil et à la nuit pour les mettre en rangs, comme aucune bête ne l’avait fait jusque-là, rentraient chez eux pour se glisser sans bruit dans leur lit. On entendait dans le lointain les parents qui applaudissaient la résolution de leurs petits. Lorsque plus tard les enfants se sont réveillés. le soleil avait réchauffé la terre, l’eau coulait dans la fontaine, l’aubépine bourgeonnait, les merles barbeyaient les haies. Les enfants ont cueilli les premières perce-neige, les premières primevères, c’était le printemps. Le mastodonte avait bel et bien été déplacé, les gamins l’avait décalé de deux heures en direction de l’avenir. Une lueur est alors apparue au-dessus de Mauvernay.

Jean Prod’hom