Exploitation de la pierre

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Lorsqu’on quitte le bourg sinistré de Dizy et qu’on remonte de la Tine de Conflans en direction de Ferreyres, le village se met en boule et s’agrippe pour éviter de rouler dans le lit de la Venoge, il somnole dans cette blondeur confiante et lumineuse que lui offrent ses pierres de calcaire jaune et le soleil. On revit, une mère joue avec son enfant sur la nouvelle place de jeux qui jouxte l’ancienne route de la Sarraz, deux femmes papotent sur celle de Moiry déserte à ces heures.

Ferreyres

S’ouvre au bout de celle qui conduit à la vallée d’Engens, à l’arrière du village, un pays qui surprend celui qui s’y aventure, le dépayse en le propulsant sans avertir sur des terres dont il est le familier, c’est sûr, mais ailleurs, plus au sud, dans la Drôme ou le Gard, à cause de la pierre qui affleure et mite des clairières au sol maigre, reliquats d’anciens esserts que les chèvres et les moutons maintenaient ouverts. Les taillis ont gagné la partie, et avec eux les frênes et les charmilles, les buis et les chênes, courts et noueux comme leurs cousins verts des Cévennes, qui alimentaient au Moyen Âge les fours à chaux et à fer des Bellaires.
Mais c’est aussi ici, au nord de Ferreyres, dans les bois d’Echilly, que le promeneur est invité à imaginer le travail aveugle et titanesque de ces collectifs anonymes qui ont exploité la pierre, caché aujourd’hui derrière les buis, les chênes et notre ignorance.

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On peine à s’imaginer les faits et gestes des carriers qui montaient dès le XVème siècle à la perrière, comme on disait, fendre la pierre jaune de Ferreyres – cousine de celle de Hauterive –, la tailler, l’acheminer jusqu’à Romainmôtier, La Sarraz ou Ferreyres, plus loin ensuite. On estime à 30 000 mètres cubes la quantité de pierre extraite de la Carrière jaune qui garnit d’or, aujourd’hui encore, les encadrements des fenêtres et des portes des maisons de la région, ou qui contient l’eau des fontaines publiques comme celle des riches particuliers.
C’est dans la seconde moitié du XVIIIème siècle en effet que les communes du pied du Jura engagent des carriers pour remplacer les bassins en bauderons et les auges de sapin ou de chêne par des bassins de pierre. Le maître David Robert est l’un d’eux, nous apprend Paul Bonard dans son ouvrage sur les Fontaines des campagnes vaudoises, il vient du Locle et épouse en 1720 Moyse Cugny de Ferreyres, il demande la bourgeoisie de La Sarraz – qui ne fait qu’un avec Ferreyres – contre la taille d’un bassin. Les faits sont établis, David Robert travaille à Cossonay et la Sarraz, mais aussi à Penthalaz et à Romainmôtier où il réalise en 1724 la chèvre en pierre du vieux bassin en bois, Paul Bonard évoque tout cela.

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Cossonay, photo de Sylvie Bazzanella

Mais on sait si peu de choses de ces vies minuscules, j’imagine David Robert entouré d’une équipe d’ouvriers, Il dispose d’une petite forge pour y fabriquer et y réparer ses outils, les aiguilles, les broches et les ciseaux, les marteaux, massettes, piquoirs et martelines, il remarque un matin de bons morceaux de calcaire dont il compte tirer les panneaux du bassin octogonal commandé par la commune de Cossonay, qui remplacera l’ancienne fontaine devant l’église, j’ignore comment ils s’y prennent pour fendre ces panneaux, j’imagine qu’ils les taillent à même la carrière. Plusieurs jours. Cossonay est à plus de sept kilomètres, il s’agit de choisir le meilleur itinéraire, sortir du bois les lourds panneaux en les soulevant d’abord par un jeu de leviers et l’emploi de crics, en les faisant rouler ensuite sur des billes, de sapin j’imagine, plusieurs jours. S’être assuré des services d’un charretier, manoeuvrer l’équipage, quelques jours encore, acheminer les pièces du bassin sur la vy, puis les conduire à Cossonay sur des chemins à double ornière, conduire les chevaux, tirer dans les côtes, retenir dans les dérupes, décharger les panneaux, les cimenter avant de les cramponner aux angle et aux jointures avec de la ferraille, installer la chèvre, des jours encore, j’aimerais des détails, plus de détails, mais où les trouver ?
Au-delà de la Carrière jaune, plus loin, les foyards se mêlent aux chênes, quelques chèvres ont fait la fête au recrû, elles ruminent à l’ombre d’un grand frêne, tout autour une prairie sèche le nez dans le ciel, comme à Colonzelle sur le plateau du Pâtis, avec dessous l’ancienne carrière d’extraction de pierres meulières.

Jean Prod’hom