La dernière pierre (Pays perdu)

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L’ouvrier agricole s’était dit qu’il la reprendrait lorsqu’il aurait fini de traire, la remiserait dans l’armoire de l’écurie, celle qui ferme mal. Et puis, parce que le ciel était chargé, que l’orage menaçait et que la pluie risquait bien de revenir, il avait changé d’avis et l’avait accrochée à la chevillette de la porte de la mécanique. De fil en aiguille, la capuche était restée là, personne ne s’en était formalisé, on l’avait oubliée.

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Lucien est mort et la capuche de ciré jaune lui a survécu. La patronne, veuve alors, a remis le domaine il y a quelques années, la ferme n’abrite plus aucune bête, plus aucune âme n’emprunte le chemin de terre qui conduit aux anciennes mines de la Beune d’où l’on tirait la molasse des temples et des encadrements des portes et des fenêtres de la région.
La capuche a rejoint le gros de l’insignifiance, solitaire et lointaine, comme guettant dans l’ombre le soleil, d’or à l’aube, vert-de-gris le soir. Prisonnière de la soie, elle retient derrière une barrière de ronces et d’orties un peu de la vie qui l’a désertée. J’imagine Lucien, la chemise à carreaux boutonnée jusqu’au coup, les allées et venues de la veuve, les myosotis de son tablier qui s’effacent, la cour déserte.
Trois hivers passeront, trois automnes et ses pluies. Plus de vaches aujourd’hui dans l’étable, oubliées les fragrances de la bouse et du foin, la tèche de foyards est sur le point de s’effondrer. La capuche de toile cirée est pourtant sur le point de parler, désigne ce qui insiste en dépit des ruines.
Avant que tout ne disparaisse, ce quarteron de mélancolie, rude et brutale, s’accroche à la chevillette de la mécanique, avec les odeurs d’un feu d’automne, le silence tapi au fond de l’étable vide, la vie qui repiquerait, sale mais austère. L’esprit du lieu s’ébroue et réveille cette nature morte, secouée par les sonnailles du voisinage, ravie par le murmure assoiffé de l’eau sur le miroir de la fontaine dans lequel les nuages passent.
Et, jusqu’à ce que le godet des engins de démolition ne l’emporte et la jette parmi les gravats, les bris de molasse et de verre, cette promesse, la capuche la tiendra, la promesse de ce qui se maintient sans personne, voisine des jours clairs, des riens qui font lever la tête, des justes misères, de la beauté festonnée des décharges, de Lucien et de la veuve dont le souvenir sécrète un bonheur sans limite, éloigné du pire, donnant à voir sans qu’on le sache vraiment, aveugles que nous sommes, ce dans quoi nous sommes plongés, l’incompréhensible qui nous unit à eux.

Jean Prod’hom