(P. F. 6) Jacob Sumi

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On ne le voit pas tout de suite au milieu de la bande, il n’est pourtant pas comme les autres. Quand on lui demande de s’expliquer, il dit avec des mots qu’il mâchouille qu’il n’y peut rien, qu’il y a une centaine de petits bonshommes qui rigolent dans sa tête. S’il ne connaît pas précisément leur nombre, ce n’est pas qu’il n’a pas essayé de les compter, c’est parce qu’ils s’agitent sans discontinuer dans les bulles de savon et les tas de billes qui occupent le volume arrière de son crâne. Alors il est bien forcé lui aussi de rire, et ses rires le secouent de la tête au pied. Il porte une casquette à visière orange avec le nom d’un moulin industriel sur le devant.
Au réfectoire, il est assis au bout de la table et, tandis que ses camarades mangent l’assiette fantaisie, il mange des pâtes froides dans un vieux tupperware. Il regarde la carafe d’eau et son verre, tous les deux à moitié pleins, pas toujours mais presque. Il les regarde avec un sérieux qui inquiète, alors les petits bonshommes cessent de rigoler dans sa tête.
Il se frotte l’oeil avec son avant-bras, des pâtes glissent et s’accrochent à un T-shirt en bien mauvais état. Il n’a jamais froid, n’est jamais malade, rien n’est long dans sa vie dont la voie est toute tracée : les bois et les rivières dans l’entreprise d’un oncle éloigné, c’est sûr, il sera aide-bûcheron.
Il y a eu des malheurs dans sa famille, son grand frère s’est pendu, il y a l’alcool et il y a cette douleur à l’oeil qui ne le quitte pas. Si désagréable que parfois, s’il le pouvait, il l’ôterait avec une petite cuillère. Il n’a jamais tué une bête, n’a jamais eu l’idée de voler si bien qu’on pourrait ses demander pourquoi c’est toujours lui qu’on montre du doigt quand il y a une embrouille dans le quartier. Le matin avant d’aller à l’école, il boit un verre de lait.
Ce qu’il aime c’est l’été, quand on entend dans la cour qu’entourent de hauts immeubles la musique et les nouvelles que diffusent par les fenêtre ouvertes de petits postes de radio. Et quand les gamins du quartier descendent au centre-ville, il reste près de la caisse à sable sous l’érable, même s’il pleut, seul, reposé. Sur le qui-vive pourtant lorsque quelqu’un s’approche : il pourrait réveiller les petits bonhommes qui font la sieste dans sa tête.

Jean Prod’hom