(P. F. 13) Arthur Maret

Capture d’écran 2013-11-24 à 17.02.11

Qui sont donc ces hommes qui veulent installer le paradis sur terre ? L’adolescent fait ses devoirs en écoutant distraitement la radio, puis tend l’oreille en direction de la voix grave qui sort du poste. C’est un vieil homme qui raconte ses premiers pas, orphelin de père, commissionnaire sitôt sorti de l’école obligatoire, puis vendeur dans une maison de commerce, voilà comment le vieil homme démarre dans la vie. Un monde les sépare, le gamin ignore tout de ces ateliers d’handicapés et de cette société coopérative que son aîné a fondés, de ces maisons familiales de retraite qu’il a ouvertes. Le vieil homme est né dans un village au-dessus du bourg, a oeuvré dans les années 30 comme syndic du chef-lieu, socialiste et chrétien. Kezaco ?
L’adolescent lève soudain la tête, le bronx ça l’intéresse. En novembre 1932, Le vieil homme et ses amis se réunissent au cercle typographique, c’est leur stam, quelqu’un les a avertis de ce qui s’est passé au bout du lac, une tuerie, treize morts, plus de soixante blessés graves. Ce sont de jeunes recrues qui ont tiré sur des syndicalistes manifestant contre des fascistes. Le vieux et ses amis veulent montrer leur soutien aux ouvriers de la ville du bout du lac, ils se rendent en cortège jusqu’à Saint-François, silencieux. L’adolescent connaît bien l’endroit, mais il ne comprend pas le détail de l’affaire : communistes, fascistes, socialistes, syndicalistes, radicaux, qui est avec et contre qui ? De jeunes recrues débouchent tout à coup de la ruelle Saint-François, matraque levée, foncent sur le cortège et tapent comme des sourds. Il ne comprend pas tout, mais c’était visiblement chaud.
Le vieux apprend au jeune que les magasins restaient ouverts le soir, qu’on tolérait des semaines de travail de 65 heures. Les vacances n’étaient pas payées, on estimait que les ouvriers n’avaient qu’à se reposer pendant les périodes de chômage. La ville regorgeait de taudis, de chômeurs et de vieux dans le besoin. Et même que Bellerive n’existait pas, c’est ce vieil homme qui en est à l’origine, à l’origine aussi de Montchoisi.
Le lien est fait, l’adolescent est allé cet été se baigner à Bellerive, avec Anne; ils ont promis de se retrouver cet hiver sur la glace de Montchoisi pour y tracer main dans la main les boucles qu’ils veulent se passer au doigt, ah! les gamins. Puis ce sera la fin de l’école obligatoire : commissionnaire ou vendeur, flexographe ou mégatronicien. Tout recommence.

Jean Prod’hom