A toi l'oeil à toi le monde à moi cette carte blanche

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Le soleil est revenu, l’herbe a poussé, il me faudra tondre. Je suis passé ce matin près de l’étang, les iris vont s’ouvrir bientôt et faire voir leurs délicats arcs-en-ciel. Je crains toutefois que le bouclement de l’année scolaire, la virée à Orgevaux, le voyage aux Eoliennes et les deux livres auxquels je dois mettre un point final ne me tiennent loin du jardin et me fassent manquer l’éclosion de ces fleurs qui me ravissent depuis longtemps déjà. Il nous faut trop souvent consentir à renoncer à ce qui nous entoure et que nous chérissons ; il sera soudain trop tard, il ne nous restera que quelques regrets pour nous consoler, quelques images, quelques souvenirs, et l’amitié.
Car au fond il s’agit bien de cela, prolonger ou faire revenir ces instants qui nous font signe et à côté desquels on passe, condamnés que nous sommes, pour vivre, à nous détacher de l’immédiat en taillant des marches au fil du temps, en nous promettant au dedans qu’on ne nous y reprendra pas et qu’on recomposera sur nos claviers, plus tard, ce qui était lorsqu’on n’y était pas, songeant au bonheur que ces instants auraient pu nous apporter et qu’ils nous offrent tandis que, écrivant musique et cadence, nous ne l’espérions plus.
J’ai pris quelques photos des iris dans leur étui et conduit Louise à Lucens pour la fête du cirque, Lili fait du cheval et Arthur du vélo. A la fin, je le sais, le vent nous emportera, on ne laissera à ceux qui viennent que les quelques brimborions qu’on aura cru bon ne pas jeter, une
fleur qui s’incline, quelques tercets, des photographies, les peintures des amis et, mêlé à l’intraitable beauté du monde, un peu du trouble qui nous habite.


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Souvenez-vous, nous étions convaincus que l’homme filait du mauvais coton et que nous avions été désignés pour le remettre sur le bon chemin. Nous étions jeunes et souhaitions changer le monde, obtenir du même coup ce qui nous manquait et que nous avaient promis nos prédécesseurs, l’obtenir immédiatement, sans que nous sachions exactement quoi. (Nous n’en savons guère plus aujourd’hui.)
Nous voulions ainsi nous donner une chance d’accéder à cet autre lieu qu’alimentaient des philosophies qu’on baragouinait avec l’autorité des gens pressés. On avait entendu, au coeur même de leur doctrine s’éveiller celui qu’on n’était pas encore, avec lequel et pour lequel on était prêts à agir, qui nous mènerait à cet ailleurs auquel on comptait bien goûter un jour. Ce désir trouble qui nous habitait, sans objet ou presque, ou satisfait par le premier venu, ne nous a jamais quittés.
Nous avons alors posé de petites mines, fait bourgeonner des mots simples, prononcé des formules incantatoires, conçu des poèmes bâtards. Bien peu lorsqu’on y songe ; mais nous avons eu la chance, ce faisant, de nous rencontrer et de marcher ensemble.
Nous avons dans le même temps appris que, même seuls, nous ne sommes pas seuls, ou que nous le sommes avec ceux qui nous accompagnent lorsque nous sommes loin d’eux. On joue toujours à l’intérieur de soi une partie à deux, l’un est soi, l’autre est foule.
Je me souviens de nos virées et de nos rires, de nos excès et de nos insouciances. Penser que nous avons un jour abandonné la partie serait se méprendre, nous avons réinvesti la force qu’on dilapidait dans le désert sur des chemins plus étroits, sans autre adjuvant que l’honnêteté de qui ose l’aventure, en accueillant aussi, à l’intérieur de celle-ci, l’obstacle contre lequel on avait buté et dont on ne voulait jusque-là rien savoir.
Vieillir évidemment change la donne, pas tellement parce qu’on n’y croit plus, mais au contraire parce qu’on y croit davantage et qu’on devine avec toujours plus d’acuité que ce qui aurait pu nous combler est précisément ce qui nous aura portés. Nous avons poursuivi chacun de notre côté, loin des groupes et des poisons qu’ils distillent, réconfortés par l’amitié et ses vertus sans lesquelles nous aurions été bien incapables de prolonger nos aventures solitaires. J’ai avancé avec vous, seul et sans béquilles.

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Il ne suffit pas de mettre la main, un jour, sur une veste trop courte, des pantalons trop longs, une canne et un chapeau melon, de se laisser pousser une moustache pour devenir le héros des Temps modernes. Les légendes ignorent les échafaudages qui ont présidé à leur édification : elles ne disent rien du temps long, de la fidélité, du chemin qui, d’énigme en énigme, trouve sa direction.
Vasco et Pablo sont des amis d’enfance, dans la force de l’âge. Ils quittent Belem à bord d’une caravelle, avec dans la poche les recommandations d’Henri le Navigateur ; les deux embarcations descendent l’estuaire flanc contre flanc. Vasco jette un coup d’oeil sur la rive gauche du Tage, du côté d’Alcochete où il laisse sa famille, mais aussi les corniers et les gerboises qui le ravissent depuis qu’il est enfant. Pablo scrute de son côté la rive droite, les magasins du roi et les ateliers de construction où travaille son père. Les deux amis sont en route pour la côte ouest de l’Afrique. Mais sitôt la barre de l’océan franchie, voici que les caravelles divergent d’un rien; au large de Cascais, les amis se perdent bientôt de vue : un monde finit par les séparer.
Des nombreux voyages qu’ils feront, Vasco ramènera des portraits d’oiseaux, en particulier ceux de l’île d’Arguin ; Pablo des croquis des embarcations qu’il a observées, notamment celles de l’archipel des Bijagos. Pourquoi cet écart, nul ne le sait, un battement d’aile suffit à donner une orientation à ce qui n’en avait pas.
Chacun pilote son embarcation de l’arrière, qu’il soit dans un verre, un lac ou la mer. Certains ont le courage de la pousser là où les portulans manquent, ils en dressent alors un de fortune pour ne pas se perdre, pierres immatérielles sur lesquelles ils vont et viennent immobiles. Je vous aperçois sur vos coques de noix coupant l’horizon ; vous voir me donne du courage. Celui qui ignore l’amitié et la fidélité ne comprendra rien de la parenté de ce qui sépare et unit.
On ne sait pas à quoi tout cela rime et à quoi bon on le fait, mais on le fait jusqu’au bout. On diffère le terminus aussi longtemps que possible ; de fil en aiguille quelque chose se met en place, quelque chose qui était là bien avant qu’on s’en mêle, quelque chose qui nous ressemble.


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Il y a un livre dont on ne tourne pas la page, c’est le livre qu’on écrit ; vous avez continué le vôtre, comme d’autres le leur, séparément, en des lieux qui se côtoient, se frôlent ou s’emboîtent. Et un jour, par la grâce de l’amitié, on se retrouve, avec dans la poche une ou deux choses qu’on a ramassées ou bricolées, qu’il faut bien déposer quelque part si on veut repartir les mains et l’esprit libres. On organise une fête à l’occasion de laquelle on tremble un peu, non pas tant parce qu’on douterait de la valeur de ce qu’on a réalisé, c’est trop tard, mais parce que les amis seront là. Je retrouve derrière vos visages parcheminés par les ans ce qui demeure, on évoquera nos errances et nos rencontres. Prenez bien soin de vous, je prends soin de ce que vous laissez, il contient ce que vous y avez mis, c’est tout ce que je possède.
Yves, Anne-Hélène, lorsque vous êtes venus me trouver au Riau, vous aviez déjà mis la main sur la forme que prendrait cette exposition. Il aurait été vain de vouloir combler ce gouffre que les années ont creusé entre vos deux rives. Vous aviez le sourire, heureux d’avoir trouvé le dispositif qui réunirait ce qui vous sépare, sans que jamais les images de l’un mettent celles de l’autre sous tutelle. Pas question donc d’ajouter quoi que ce soit à ce qui tient debout tout seul.
En commençant par l’autre bout, en me rappelant les fidélités que génère l’amitié, me sont apparues très clairement et très distinctement les deux directions qui se sont offertes naguère à vous, à nous, sans que nous le voulions : à toi l’oeil, à toi le monde; à moi, et je vous en remercie, une carte blanche.
Je crois au fond ne m’être jamais départi du dualisme de Descartes. La relation du sujet pensant aux objets et à l’étendue qui les contient demeure l’une des énigmes les plus profondes de notre temps. Nous n’en sommes pas sortis, invités désormais à réexaminer la relation que pourraient prendre ces deux attributs de l’être, dans les domaines qui nous sont propres – celui du langage, celui des images –, pour mieux apprivoiser cette énigme qui nous a condamnés, après nous avoir libérés, à claudiquer.

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Il y a d’un côté l’oeil qui se trouble, l’esprit qui pense, doute, s’égare ; il y a de l’autre le monde dont nous sommes les hôtes et dont nous peinons à saisir l’infinie richesse. Nous avons voulu en avoir le coeur net, interminable collecte, mise bout à bout des fragments du monde, punaisés dans des boîtes sous l’empire du langage. Il a fallu déchanter, celui-ci tient en laisse ce qu’on croyait tenir dans nos mains, notre mémoire se révèle insuffisante et nous demeurons muets devant le miracle de cette coexistence. Inutile de le déplorer.

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Il a fallu, Anne-Hélène, t’exiler, rejoindre d’autres continents, laver ton esprit à leurs eaux pour que, après un long détour, tu rebattes les cartes découpées dans le tissu homogène de nos récits, en conçoives d’autres, recadrées, décadrées, qui ne sont plus subordonnées aux patrons que nos routines ont mis à notre disposition. Voici nos attentes réorientées, des mondes qui auraient pu exister, les vides et les pleins redistribués; on se penche sur nos obscurités, on ouvre les yeux sur le doigt et on les ferme sur ce qu’il désigne. Combinaisons inédites qui décollent mes paupières, redonnent du jeu à ce dont je fais partie : brelans inédits et paires imprévues, qui rapatrient le trouble dans mes vues étroites, suggèrent enfin – et surtout – que la partie jouée ici relève, elle aussi, du merveilleux qu’on prête à l’ailleurs.
J’ai, sur le rebord de ma fenêtre, des images qui se chevauchent, une pierre de Patmos, un ciel, des labours, le saint Augustin de Vittore Carpaccio, un caducée, des images de vieux crépis et quelques tessons ; un moineau s’y invite parfois, sans titre, sans date, sans lieu. Ces images de la coexistence retiennent quelque chose qui déborde la raison, petits autels portatifs qui m’obligent à regarder à nouveaux frais ce qui m’entoure, me dissuadent de donner au lieu qui est le mien la forme d’un puzzle dont j’aurais à trouver la dernière pièce, mais plutôt la forme du vent dans lequel couleurs et lumière se roulent parfois en juin. Tu en témoignes, Anne-Hélène, le monde a lui aussi ses fenêtres et ses rebords, lieux de passage vers ce qui n’a pas de nom.

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Il y a l’oeil qui se trouble, l’esprit qui pense, doute, s’égare, il y a mes yeux qui se ferment. Ce que nous avions cru bien établi s’est mis à trembler : nos récits font grise mine, nos représentations épousent la fumée. Le bord des choses faseye, les liens de subordination mollissent, les idées vacillent. Vertige.
Le jardin et le ruisseau qui nous enchantaient sont-ils des rêves ? Je veux y voir clair mais bute sur la dimension de mon objet. Comment éclairer ce qui ne tient aucune place, ou presque ? Quelles lentilles feront apparaître distinctement ce qui relève de mon esprit, de mon regard et du désir qu’il loge ? Quel est ce presque rien qui remue en moi, que mon corps abrite et qui fait respirer les choses ? Comment le faire voir dans sa simplicité, dans sa pureté ?

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Ce rien qui tremble, respire, bouge, remue, t’a conduit, Yves, à un autre exil. Il le fallait pour donner une représentation à ce qui ne relève d’aucun lieu, pour en produire d’abord le contour, la profondeur, le relief, en examiner les variations, en figurer le jeu. Motif plongé dans un morceau de cire d’abord, organe enveloppé dans un suaire, lumière jetée dans la brouille, mots coulés dans le verre, poussière noyée dans les larmes, autant d’objets soumis au passant pour lui donner à voir son trouble. Tu lui fais voir aujourd’hui le trouble lui-même : plus de mise en scène, plus de motif, de cire ni de larme, plus de suaire, ni verre ni buée. Un seul mirage, à peine une image, celle de la lumière – qui est, disait Robert Walser, très petite –, presque rien, bientôt plus rien. Mais un rien qui tremble, étend son empire bien au-delà du domaine qui lui a été attribué, comme une poignée de galets jetés dans l’étang et dont d’immatérielles ondes répercutent la force jusqu’à l’horizon, arcs de cercle, cercles, arcs-en-ciel.
L’iris, – celui de notre oeil –, est tout à la fois l’objet et l’image de ce trouble rendu à lui-même, qui déborde de son orbite et anime sa banlieue, il outrepasse ses limites comme ces taches de lumière projetées sur l’écran noir de nos paupières et qui s’en échappent plus vite encore lorsqu’on veut les retenir. Tu as su, Yves, donner au trouble qui agite notre esprit une image, avant d’en donner – le rendez-vous est pris – une ultime figuration sans dimension. On peut espérer qu’un jour les deux attributs de l’être ne fassent qu’un, sans qu’on ait besoin de renoncer aux inestimables profits que nous a apportés ce détour : la soif et la houle.

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Que nos vies relèvent du rêve ou de la réalité, je n’en sais trop rien, mais je fais le pari que la seconde recèle les propriétés du premier, et que celui-ci ne cesse de déborder de son lit pour arroser celle-là qui s’y abreuve.
Avant que ces mots ne me pèsent, je vous laisse, je rentre à la maison, comme l’enfant à la fin de l’hiver, il pousse nonchalamment du bout du pied un morceau de glace oublié sur les bords du chemin. Il n’en reste rien lorsque la porte se referme derrière lui.
Finalement je ne serai pas passé à côté du printemps. Demain, une lentille d’eau poussée par le vent fera frémir le miroir de l’étang, la brise agitera les feuilles du tremble et les lèvres des iris, et je penserai une fois encore à vous. Car nous n’en avons pas terminé. Priés de rejoindre l’arrière de l’embarcation, nous tiendrons nos promesses, nous poursuivrons notre route solitaire, ensemble, la main sur le safran dans une nuit piquée d’or.
Vous l’aurez compris, ceci n’est qu’un poème qui dit la confusion que j’éprouve lorsque les exigences de l’esprit croisent celles de la matière, et le bonheur qui me traverse lorsque les pinces du serre-joint s’écartent et que je parviens à entendre derrière le rideau de la pluie un oiseau qui chante.

Corelli/ Sonata
#1 In D – 4. Adagio | #2 In B – 1. Grave
#4 In F – 1. Adagio | #4 In F – 4. Adagio
#5 In G – 3. Adagio | #6 In A – 1. Grave

Jean Prod’hom

ANNE-HELENE DARBELLAY
YVES ZBINDEN