"Que signifie ce nuage ?" | Justine Neubach

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Il n’y a rien, dans ma mémoire, qui précède le français. Le français est à ma racine. Il est l’emporte-pièce qui a tranché ma pâte à monde. Il a fondé mon décor. « Je » m’est devenu une seconde peau, « tu » s’est modelé à l’Autre, et entre ces pôles, progressivement, des mots de plus en plus nombreux ont mis le réel en morceaux.

Le français a été, pour longtemps, ma lucarne – la seule. Soit j’acceptais de regarder français, soit il fallait fermer les yeux. Aucune alternative, sinon une façon enfantine de chantonner sans mots, en enchaînant au hasard des sons que les adultes taxaient de « charabia » tout en me mettant à l’écart. Tenter de s’échapper de la reine langue française, c’était aussi cela : tomber en charabia, risquer de n’être plus prise au sérieux, à peine entendue.

Très tôt, ainsi, je me suis résolue à classer le non-français au rayon des bruissements du monde. Le russe y côtoyait le frisson des herbes sous la brise, l’anglais était tout proche d’un gloussement de ruisseau, d’autres langues sifflaient, chuintaient, couinaient, chantaient ; certaines auraient pu être des langues de prairies ; d’autres, des voix pour l’explosion ; il y avait des langues qui s’écoutaient comme la mer dans un coquillage et d’autres, proches, rêches, gutturales, langues remontées des mines, les visages noircis, le regard luisant.

Toute langue étrangère participait d’un univers crypté, aux prises avec l’émotion – univers qu’il convenait de ne pas trop interroger. Il ne fallait pas demander « que veut dire jak ten czas leci ? » ; ce m’eût été l’équivalent d’un « que signifie ce nuage ? »

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Plus âgée, par la force des choses, j’ai appris l’anglais. J’y ai travaillé à regret, comme on se jette à la rue par grand froid. Les cours d’anglais m’étaient dépourvus d’abris. Parcourus d’ombres. J’apprenais brutalement qu’il y a dans l’anglais quelque chose de plus qu’un ruisseau qui rit. Des phrases gonflées d’un sens qu’elles refusaient de me livrer dansaient devant mes yeux. La Langue Etrangère s’était détachée du continent des bruits. Elle devenait énigme, clef des regards complices qui s’échangeaient autour de moi sans que je ne sache à quel sujet. Elle me barrait la route avec une sévérité de porte celée.

Et puis il y a ces craintes qui nous viennent, enfant, quand on n’a pas encore touché à d’autres langues et que soudain, l’anglais passe nos lèvres. « Peut-on oublier le français ? » – « Qui je suis quand I am ? »
J’eus d’abord peur de cette langue. Peur de ne pas la savoir et peur de la savoir. Peur de ce qu’elle m’avait toujours caché – intonations, expressions, perspectives – et peur de me perdre en la découvrant.

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Lentement, la peur a cédé. Ce sont des gens que l’on rencontre. Ce sont d’autres langues que l’anglais qui entrent en jeu, consolatrices. L’allemand par exemple. Le besoin de savoir l’allemand pour lire de la philosophie. Puis l’envie de connaître une autre poésie, allemande. L’apprentissage émerveillé. Les insuffisances du je suis révélées par l’ich bin.

Alors j’ai ouvert la lucarne. J’ai posé un pied hors de France.

Dehors, le monde est fou. Il fait mine de se plier docilement aux exigences de chaque langue. Il se comporte comme une eau fuyante à laquelle on tenterait d’assigner une forme en la faisant passer de récipient en récipient. Mais sa forme, la vraie, qui la connaît ? Pourquoi devrait-il en avoir ?

Celui qui aime les langues le sait : passer de l’une à l’autre, c’est tout à coup se renverser pour marcher sur les mains. Du français à l’anglais, ma voix change, ma posture subjective aussi, mon rapport à l’action.

Juger qu’il faut savoir une autre langue que la maternelle pour avoir doublement prise sur le monde est une erreur, je crois. La langue agit à un niveau tout autre. On se sent travaillé intimement par elle. Au départ, la langue doit être une nécessité. Ensuite, elle devient ce qu’on veut : outil d’analyse, poésie, cri salvateur, vraiment n’importe quoi. Mais pas la vérité. Car la langue est d’une insouciance… Elle passe en sifflotant à côté des « vérités vraies ».

Justine Neubach

Justine Neubach fait entendre sur l’internet une voix singulière et exigeante. Je suis heureux qu’elle ait accepté de rejoindre lesmarges.net et de m’accueillir chez elle, sur son site Silencieuse.net, : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.
Et les autres vases communicants de ce mois de décembre, c’est
ici.

Merci à Angèle Casanova et à Brigitte Célérier pour la gestion de cette belle entreprise.