Le bleu, le rouge le vert des ruches

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Pour Dli Dli

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Cher Pierre,
On a ouvert les yeux, ce matin, avec la sonnerie d’un réveil, le bruit d’une douche, celui d’une hache, le claquement d’une porte ; c’était Arthur, il a fait du feu dans le poêle avant de partir skier avec Johann et sa mère ; on s’est levés plus tard, alors que le ciel était déjà haut et bleu ; Sandra et les filles sont allées chez Marinette soigner l’âne et le poney, comme chaque dimanche, avec Oscar ; c’était préférable si je voulais avoir une chance de croiser des chevreuils.
Avant même de m’enfoncer dans les bois, au bas de la Mussilly, deux jeunes ont franchi d’un bond le sentier de traverse ; ils ressemblaient à ceux d’hier, êtres singuliers qui ne se confondent à nul autre, mais aussi représentants d’une espèce, peuplement ; assez familiers pour que je sois en mesure de concevoir leur individualité, pas assez pour que je les tutoie. Les chevreuils se dissimulent derrière leur ressemblance pour mieux se cacher, garder leur secret, leur mystère, et ainsi nous ramener aux nôtres ; il y a de l’autre du côté des bêtes.
Personne ne connaît le nombre des chevreuils, personne ne veut d’ailleurs le savoir ; je ne sais si le couple qui s’est enfui à l’instant et que je croiserai peut-être demain, après un long détour, est celui que j’ai aperçu hier. Les innombrables traces sur la neige déroutent les avenues de la raison et rendent vaines toute prédiction.
Au-delà de la route du refuge de Ropraz, j’ai bataillé ferme pour rejoindre le chemin aux copeaux, en brassant la neige jusqu’au genou. Un troisième chevreuil, ou était-ce l’un de ceux que je venais de voir, s’est extrait d’un bosquet pour disparaître derrière les troncs noirs des sapins.
Les bêtes n’hésitent pas à emprunter les tracés de l’homme, ils facilitent leur déplacement mais les bêtes n’en abusent pas ; les traces font soudain une courbe, reviennent sur leurs pas et disparaissent dans les ronciers, deux ou trois sauts, où l’homme n’ira pas.

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J’aperçois un quatrième chevreuil qui traverse le chemin du refuge de Corcelles, tandis que la bise fait tomber de la cime des sapins une averse de flocons qui noient les boulevards et les sentes des bêtes, les ouvertures qui se referment derrière leur passage, les sentiers qui bifurquent ou disparaissent dans la rivière, delta dans une clairière.
Les traces laissées par les hommes et les bêtes ne durent pas ; au poète de saisir dans le creux de ses mains cette absence qui se confond à notre présent ; au poème d’en creuser l’empreinte dans le tout venant de nos jours. Quelques taches de couleur, le bleu, le rouge, le vert des ruches dans le noir, le blanc de nos hivers.
Le soleil a chauffé la véranda, Sandra travaille, je lis une centaine de pages du récit qu’a écrit la maman d’un élève. Il est temps de me remettre au fourneau, Arthur est rentré des Rochers-de-Naye, les filles ont faim.

Jean Prod’hom