On a souri tous les trois

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Cher Pierre,
Le soleil est revenu, plusieurs jours qu’on ne l’avait pas vu. Sandra et les filles descendent chez Marinette, Arthur rentre du bois, à moi la déchèterie ; pousse jusqu’au motel des Fleurs où je lis le journal et la seconde partie d’Aline. Il y a bien sûr la tragédie, mais il y a surtout la beauté sur la terre, les carrés jamais carrés, froment ou avoine, vergers ou bois, posés les uns à coté des autres, faufilés par les hommes.

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Il est 16 heures, je ramène May à Servion, reprends Louise qui a fait des pâtisseries avec Elsa. Elle m’aide à verser la monnaie du repas de soutien dans le bancomat de Mézières. Y retourne seul pour verser les billets, courageusement. Je n’y parviens pas et l’appareil avale ma carte. J’ai trop tardé, paralysé par un mail que j’avais cru pouvoir lire en vitesse : F. est hospitalisée depuis dimanche passé, elle a dû rentrer précipitamment d’Inde. Quelque chose s’effondre, la vie est sans prix.
Je vais la voir entre 6 heures et 7 heures et demie, mets un masque, des gants et une blouse verte. Il faut prendre des précautions, personne ne connaît les causes de son état, l’infirmière m’indique que les investigations continuent.
F. n’a pas l’air malheureuse, mais inquiète, lointainement inquiète, elle souhaiterait aussi que la ceinture qui la retient ne la retienne plus. On a parlé par petits bouts, passé du coq à l’âne, et puis les petits bouts sont partis en morceaux, son attention s’est fixée ailleurs. On s’est croisés plus loin, On a ri de ces petits riens qui ne sont attachés à aucune ancre, je ne crois pas qu’on parlait à chaque coup de la même chose. Tout cela n’inquiéterait pas si le monde était autrement, si nous n’avions pas à nous plier à ses lois. 
La télévision va toute seule : Questions pour un champion, Hélène Segara, les résultats sportifs. L’infirmière lui a amené à manger, mais F, n’a pas le coeur à ça, pas même à boire. L’infirmière essaie de la convaincre, elle est faible. F. a quand même fini son verre d’eau, un peu pour nous faire plaisir. On a souri tous les trois.
La nuit est tombée, le lac qu’on aperçoit du 13ème étage a disparu dedans. On se quitte, je souffre de la laisser seule, elle pas, comme si elle avait à faire avec une autre solitude, une solitude où on est vraiment seul.

Jean Prod’hom