Des longues traversées d’autrefois

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Cher Pierre,
Des longues traversées d’autrefois, avec presque rien sur le dos, me reviennent à l’esprit les images heureuses et transparentes de la première heure, sitôt tiré hors du sac de couchage, quel que soit le ciel, ou des draps du lit d’auberge que je m’étais, la veille, autorisé.

Jean-Claude Hesselbarth

Et ce que je comprends ce matin, en quittant Crest, c’est que l’inquiétude qui m’étreignait alors, au moment des préparatifs – Avais-je tout pris? Trop pris? N’avais-je rien oublié? –, je l’avais remisée dès le premier soir au fond de mon sac à dos rebondi, contre lequel je retrouvais à l’aube ma tête vide et reposée. Et qu’il suffisait pour entamer cette nouvelle traversée du jour de me lever, dirigé par une seule idée, celle de suivre la course du soleil, en mettant un pied devant l’autre et en acceptant la compagnie du silence de ceux que je laissais derrière moi et dont je voulais me montrer digne. Avec, rétrospectivement, le sentiment que ces premiers pas du premier matin me rapprochaient de l’existence des bêtes croisées soudain, sans les abois qui écourtent leur vie.
Ce sont, je crois, cette liberté et cette légèreté, quand tout est joué et qu’on ne peut plus revenir en arrière, quelles que soient les circonstances, qui pourraient me convaincre de reprendre ces voyages, avec un sac qui ne contiendrait que ce dont j’aurais besoin, c’est-à-dire rien ou presque rien, de le jeter sur le dos et de marcher au rythme de la conscience qui s’éveille. A peine des pensées mais des pensées tout de même, avec personne au contour, parce que de contour il n’y aurait pas, soutenu seulement par les bras ouverts du jour dans lequel mon corps se confondrait comme il le fait dans la nuit, sans savoir de qui il s’éloigne, de quoi il s’approche, et qui s’efface.

Une ombre peut-être, rien qu’une ombre inventée
Et nommée pour les besoins de la cause
Tout lien rompu avec sa propre figure.
Si faire entendre une voix venue d’ailleurs
Inaccessible au temps et à l’usure
Se révèle non moins illusoire qu’un rêve
Il y a pourtant en elle quelque chose qui dure
Même après que s’en est perdu le sens
Son timbre vibre encore au loin comme un orage
Dont on ne sait s’il se rapproche ou s’en va.

Capture d’écran 2015-04-02 à 22.22.17(Louis-René des Forêts, Poèmes de Samuel Wood, 1988)

Je fais un tour dans le lit de la Drôme, monte à Bourdeaux. Fais une halte dans le cimetière situé en contrebas du camping des bois du Châtelas, sur la route de Dieulefit ; ils sont dans la pente, pour la plupart des Turc : Henri et Emma (née Dufour), Henriette Bovero (née Turc), Max, Louise, Emilie (née Gresse), Hippolyte, Alexandrine (née Faure) dont je retrouverai plus tard les frères et soeurs dans le cimetière qui jouxte la belle église romane de Comps. Il y a encore un étrange couple ensemble sous la même pierre, dans l’angle du cimetière, Hippolyte Turc mort en 1930 à l’âge de 59 ans et Simone, morte à 17 mois. Paul Lelièvre, le pasteur Henri Jersey et Marie René, institutrice au milieu du siècle, complètent le tableau.
C’est à 13 heures que j’arrive à Colonzelle, Françoise rempote, la glycine est sur le point de fleurir. On mange des crozets, avec du poulet qu’Edouard a préparé.
Nous partons à pied au milieu de l’après-midi, Françoise, Lucie et moi, on longe le Lez. C’est le vernissage d’Hessel à l’Espace d’Art François-Auguste Ducros de Grignan, il y a du monde, un accrochage et une lumière sans comparaison avec celui et celle de Martigny. Hessel et Liliane sont souriants, le maire prolixe, Nicolas évasif. Je retrouve Paula, une collègue d’il y a 20 ans qui vient pour l’occasion de Bagnols, on parle de ce qui nous est arrivé depuis, Jaccottet me demande si j’ai reçu le mot qu’il m’a envoyé.
On se retrouve chez Isabelle qui nous accueille dans son mas de Cordy, à la sortie de Grignan, après la zone industrielle ; on mange libanais. Je reconnais un graphiste de Lausanne, Gilles, retrouve Paula. Hessel rentre se coucher au milieu de la soirée, je rejoins Philippe, Nicolas et sa femme près du feu. Philippe, malgré une chute dans les escaliers il y a une semaine, tient une forme d’enfer, on rit, aucune tache, de la légèreté. Nicolas me fait gentiment le reproche de ne pas avoir mentionné le nom de mon illustre voisin à la fin de Tessons ; il a raison, je me repens. Je rentre à près de 23 heures.

Jean Prod’hom