Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl

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Cher Pierre,
Je ressors de ces premières journées de l’année dans la mine avec du gravier et du sable plein la tête, qui étouffent les voix du dedans et interdisent l’accès à celles du dehors. Je ne suis plus qu’une tête ronde, étanche, à peine un je serré dans un pudding qui tapisse ma voûte crânienne, embarrassé par un corps dont j’aurais bien pu me passer.

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C’est lui pourtant qui trouve à 17 heures une issue, perméable à la bise qui se lève, légère, et au soleil qui a baissé ses feux. Le gravier et le sable glissent derrière les yeux, libèrent la nuque ; les pores de la peau s’ouvrent tout grand – ce sont des phénomènes que Lucrèce a décrits avec précision – , et le petit matériau de remplissage s’écoule comme dans un chéneau, cherche le chemin le plus court ; le corps retrouve ses marques, les bouchons lâchent, la circulation reprend son écoulement dans une tête à moitié vide ; seuls les plus petits atomes restent dans la boîte, ceux qui commandent les pensées les plus fines, ils se mettent à danser dans le vide retrouvé avec les poussières du dehors, les images, les simulacres.
Je lis en rentrant l’Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl dont S m’a parlé hier. J’imaginais que l’épaisseur conférée au corps par le jeu de la lumière et de l’ombre aurait été le pivot du récit d’Adelbert von Chamisso. Il n’en est rien, le botaniste allemand du début du XVIIIème siècle explore d’abord l’exception sociale de l’homme qui a cédé son ombre pour une fortune, et l’exclusion dont il est la victime. Le marché que le diable propose à Pierre pour la récupérer – lui remettre son âme à sa mort – n’y change rien. Les dernières lignes du récit le confirment :
Quant à toi, mon ami, si tu veux vivre parmi les hommes, apprends à révérer, d’abord l’ombre, ensuite l’argent. Mais si tu ne veux vivre que pour toi et ne satisfaire qu’à la noblesse de ton être, tu n’as besoin d’aucun conseil.

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En 2004, le beau film d’animation que réalise Georges Schwizgebel à partir de ce livre va dans le même sens : une ombre se libère de son point d’attache et danse ; elle devient un quasi-objet qui réunit les danseurs du monde entier autour de celui qui en est dépourvu. Hymne formel, mais rien ou peu sur le désarroi, la transparence et l’opacité de l’homme sans ombre.

Jean Prod’hom