Elle fait alors la connaissance d’Henry-Louis Mermod

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Cher Pierre,
La haute pression ne nous quitte pas et le jour qui se lève a sur les Vanils la transparence de l’ostie. Le soleil a vite fait de ramollir le givre accroché aux pare-brise, inutile de gratter, les essuie-glaces liquident l’affaire en un tour de main. Mieux, le soleil nous débarrasse du brouillard qui recouvre nos vues étroites et nous fait deviner de colline en colline le jour tout entier, qui se dresse comme une île. Nous vivons à 870 mètres, nous acceptons, les mauvais jours, les assauts de la bise noire, les longs hivers et les étés chiches.

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Deux élèves devaient nous parler ce matin, l’un de la disparition du Titanic, l’autre de celle des Amérindiens, ils ont oublié leurs notes ; je joue l’enseignant scandalisé, étouffé par une foule de pensées et d’arrière-pensées, toutes justifiées, mais si nombreuses que je renonce à les faire entendre. En lieu et place de mon homélie, prêchi-prêcha bien trop prévisible, j’esquive en emmenant dans une carriole la petite troupe inquiète du côté de Vierzon, suivant de près Augustin Meaulnes sur la sienne, chemin toujours plus étroit qui le conduit à cinq kilomètres des Landes, dans une maison campagnarde où l’accueille un couple de paysans. Les deux coupables viennent me saluer à 10 heures, défaits d’avoir failli à leurs engagements. On les écoutera lundi.
A la Châtaigne, je fais la connaissance d’une vieille dame, 86 ans, malvoyante mais insatiable, langue de bœuf et purée de pommes de terre. Elle me raconte sa scolarité à Saint-Roch, me parle des instituteurs qu’elle a aimés. Elle aurait pu quitter l’école à 14 ans, mais la prolonge d’une année pendant laquelle elle apprend la dactylo et la sténographie. La Loterie romande l’engage à sa sortie comme employée, nous sommes en 1944 ; deux ans lui suffiront pour en faire le tour. Elle fait alors la connaissance d’Henry-Louis Mermod qui l’engage ; elle préparera d’abord le café avant de faire valoir d’autres compétences ; c’est elle en effet qui corrigera les textes qu’éditera le mécène jusqu’en 1962 ; elle fait la connaissance de Ramuz, d’Auberjonois, de Cingria, de Roud, de Matthey, Chappaz, Chessex, Philippe Jaccottet… Le temps presse, on se reverra, je prends ses coordonnées ; elle aurait aimé être institutrice, j’aurais aimé être quelque temps à sa place.
Je termine l’après-midi avec les élèves de la 9G, descends chez Claude et remonte avec 10 bouquins au Riau. Charge la sixième partie de l’introduction du Gustave Roud de Philippe Jaccottet ; Sandra et les filles partent pour Thierrens ; la bibliothécaire qui m’a téléphoné hier passe et emporte neuf boîtes et neuf tessons.
Le brouillard m’avale à Villars-Mendraz, je roule au pas, fais une halte d’une demi-heure à Saint-Cierges où je rédige, devant une verveine, le premier paragraphe de ce billet. Continue à 19 heures jusqu’à Thierrens, Louise et Lil sont dans le manège, la première sur le dos de Nathan, la seconde à côté de Cattleya. Je regarde, écoute, pas un bruit. Delphine me parle de l’avenir, il y aura de grands changements à Thierrens.
On rentre, au pas. Silence dans la Nissan, les filles sont inquiètes. Nous sortons du brouillard un peu après Villars-Mendraz.

Jean Prod’hom