La poésie à l’école

La poésie, lorsqu’elle dépasse le repérage de l’alexandrin, de l’oxymore ou du solécisme, demeure un réservoir d’embarras et d’interrogations. Nombreux sont ses amoureux, certains d’entre eux demandent aux spécialistes de lever la chape qui la met au ban des pratiques scolaires, d’apprivoiser les sortilèges qui pèsent sur elle et de lui offrir la piste d’envol qui éclairerait nos vies et les couloirs de nos vieux collèges, ou qui offrirait aux salles transparentes des nouveaux un peu d’ombre et de fraîcheur.

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Je les comprends, mais on est en droit de s’interroger sur les bénéfices attendus d’une telle opération, lorsqu’on connaît les pouvoirs de l’institution de hacher menu les objets sur lesquels elle met la main, de les lyophiliser et de les mettre en boîte, pour qu’ils nous reviennent sous forme de fiches, de manuels scolaires, de méthodologies ou de séquences didactiques.

Il conviendrait au contraire, je crois, de mettre sens dessus dessous la proposition de ces amoureux de la poésie, ou de remettre celle-ci sur ses pieds en engageant une opération stratégique de grande envergure, dont le premier pas consisterait, paradoxalement, à ne pas y toucher; de ne pas en faire, de ne pas l’enseigner; de la maintenir à distance, intacte, en réserve, à l’abri de nos entreprises de mise au pas; de la laisser en gage, au Mont-de-piété de nos vies, en échange d’un peu de courage; elle assurerait ainsi, dans cette absence ou ce vide, un peu de ce jeu qui manque cruellement à nos existences.

Et plutôt que de lui aménager une place dans les programmes, chacun mettrait toutes ses forces, – ce serait le second pas –, à revitaliser le monde qu’elle a déserté, à réenchanter les terres arides des programmes, à les fertiliser en irriguant à tort et à travers les merveilles en dormance : les verbes être et avoir – si étranges dans leur fond –, la nature des auxiliaires, plus largement les verbes sans lesquels les objets de nos vies et du monde ne respireraient plus, le fonctionnement extraordinaire du je et du tu, les noms qui offrent aux objets dont on se saisit les limites sans lesquelles l’homme perdrait vite confiance, les pouvoirs de la subordination, de la répétition, du remplacement, la pâte dans laquelle l’allemand et l’italien sont faits, le 0, le 1 et le 2, le livre des merveilles, mais aussi les ornières des chemins et les fragrances du lilas. Il n’y a pas d’âge pour cela.

Chemin faisant, d’enchantement en enchantement, soyez convaincus que la poésie sortirait de sa boîte sans qu’on ait besoin de l’ouvrir, parce que la poésie n’aime pas les boîtes, parce que la poésie est à portée de main, simple, entière, équipotente à notre faculté de nous étonner.

  • Dans cette voie, à mi-chemin, un petit livre de Pierre Bergounioux.  Il porte le titre d’Aimer la grammaire.aimer_la_grammaire
  • Des extraits ici.