Virginia Woolf | Objets massifs

Il y a des messages qui changent les couleurs de vos journées et qui les réorientent, celui dont j’ai pris connaissance en fin de matinée par exemple :

Comme j’étais de passage à Lausanne, j’ai découvert votre petit livre Tessons, un peu comme s’il était lui-même un tesson au milieu de tous les autres livres, un petit bout de lumière coloré au milieu de bien des blocs opaques (en tous les cas, opaques pour moi)… et en suis émerveillée.
Merci pour ce livre qui luit d’une douce lumière par ces temps plutôt sombres…

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Comment ne pas avoir le coeur réchauffé par ces mots et en remercier son auteur ? Mais ce n’est pas le seul cadeau de Françoise Le Bouar :

Je me demandais, poursuit-elle, si vous connaissiez (mais oui, sûrement) la nouvelle de Virginia Woolf intitulée « Objets massifs » (« Solid objects ») parue en 1920 ?

Non Françoise, mais j’ai mis la main sur une version en ligne de cette nouvelle ; je l’ai lue tout à l’heure, elle est épatante !
Elle commence par une violente dispute de caractère politique au bord de la mer, entre Charles et John, deux jeunes ambitieux. Le second fatigue et lance : « Au diable la politique ! » Trop c’est trop, les deux futurs parlementaires se taisent et s’affalent d’un coup sur la grève, près d’un sardinier échoué, et jouent comme des enfants : le premier lance des galets, le second fouille le sable ; il en retire un morceau de verre, poli comme une pierre précieuse, aussi dense que la mer est vague. Cet objet presque vivant le fait rêver comme un gamin et, tandis que Charles se lève et souhaite rependre la conversation abandonnée, John glisse l’éclat au fond de sa poche ; au retour, il lui trouvera une place au salon.
Presse-papier sur le rebord de la cheminée, le morceau de verre se mêle bientôt si profondément à la trame de la pensée, qu’il perd sa véritable forme et qu’il se recompose un peu différemment sous une forme idéale qui hante l’esprit aux moments les plus inattendus.
John ne cesse dès lors de guetter les objets qui lui rappellent ce morceau de verre, fragments de toutes sortes, abandonnés, sur le déclin, inutiles, bientôt éteints ; il marche le nez sur le bitume ou sur la terre battue des terrains vagues et des déchèteries. Le rebord de sa cheminée se peuple toujours davantage d’objets cousins du premier, qui protègent des coups de vent les papiers de ce politique ambitieux.
Jusqu’au jour où John aperçoit sur le chemin de la gare un morceau de porcelaine à belle découpe, au pied d’un bâtiment judiciaire, étoile presque, cinq branches aux couleurs éclatantes. Le grillage oblige John à fabriquer l’outil qui lui permettra de mettre la main sur ce fragment de porcelaine. L’aventure l’aura conduit si loin qu’il est condamné à faire l’impasse sur le meeting auquel il devait participer. Ç’en est fait de sa carrière politique.
Cette seconde découverte l’invite à d’autres expéditions, entre friches et zones industrielles si fertiles en débris. John relance les questions que la première avait fait naître, formule conjectures, suppositions et hypothèses. Il en ramène par poignées, tous plus beaux les uns que les autres. Si bien que ces éclats se mettent à jouer sur le rebord de la cheminée un rôle de plus en plus décoratif, depuis que se faisaient de plus en plus rares les papiers qui nécessitaient un poids afin d’être maintenus en ordre.
John ne sera donc pas élu au Parlement ; sa passion pour ces objets, fragments, morceaux ou éclats devient toujours plus sérieuse, les jours passent, John y consacre sa vie, seul, discret, ne renonçant pas plus à ses ambitions que Charles aux siennes.

gaietec

Merci Françoise pour votre message. J’aimerais vous confier encore avant qu’on ne se sépare que je n’ai rien à voir avec John, ou si peu. Ou un peu, comme vous, Denis, Pascal, Jasmine, Sylvie, Sandra, Arthur, Louise, Lili et les autres.
Et si vous le souhaitez, vous pourrez bientôt faire la connaissance de deux autres de ces passionnés, ils s’appellent Ismaël et Guy Villéger. Denis Montebello raconte leur histoire, ça paraîtra en janvier chez Georges Monti, Le Temps qu’il fait. Et le livre s’appellera La Maison de la Gaieté.