Il fait nuit noire dans les combles

Cher Pierre,
Il fait nuit noire dans les combles, j’ignore quelle heure il est, renonce à m’en inquiéter mais aussi à me rendormir; je parviens à rester sur les bords du sommeil sans m’aggriper, flotte entre deux eaux une demi-heure, une heure peut-être, j’ai peine à mesurer cette dérive immobile. Lorsque le réveil sonne, j’ai déjà la tête à moitié dehors, mais sans cette impression d’avoir été arraché de ma nuit.

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Début janvier, on ne voit pas encore l’allongement des jours mais on s’en approche et chacun le sait, on est de l’autre côté et le vent a tourné. J’entends des bruits aux quatre coins de la maison: Sandra me rejoint à la cuisine, je croise Louise dans les escaliers, Lili regrette qu’il n’y ait plus de fenêtres à ouvrir chaque matin à son calendrier de l’Avent. Dehors tout est bouché.
C’est jour de rentrée, les essuie-glace chassent en un seul aller et retour la fine couche de neige qui s’est déposée sur le pare-brise, la route de Berne est d’huile noire. Je photocopie quelques papiers avant l’arrivée des élèves à qui je trace les grandes lignes de cette seconde partie de l’année, avec au bout le certificat, les Éoliennes et l’ascension du Stromboli. Je me retrouve à midi sans effort ni maux de tête.
Midi à la salle des maîtres, tout est en place, les discussions, les habitudes et le cortège arc-en-ciel des tupperware, j’en prends acte. Plus de place au Central autour de la table des menteurs, occupée par une dizaine de cols blancs; je trouve une place à l’opposé, mange en feuilletant les journaux locaux, avec un peu d’ennui et la tristesse de ne pas trouver un éditorial iconoclaste, un poème de plein air ou une considération intempestive. Je me rabats sur la page des morts, mais s’ils sont nombreux aujourd’hui, les sentences sont rares; ni proverbe ni apophtegme, ni pensée ni sonnet. Je retiens des cinq brimborions du jour un tercet qui hante depuis plusieurs décennies les avis mortuaires de France, du Canada et de Suisse.

Quand sonne l’heure du dernier rendez-vous
la seule richesse que l’on emporte avec soi,
c’est tout ce que l’on a donné. 

Malgré le ton un peu solennel du premier vers et le contexte qui pèse trop lourd, il m’est difficile de ne pas m’arrêter, sinon m’attacher, au paradoxe qui se déploie dans les deuxième et troisième. Ces avis mortuaires prendraient toutefois une tout autre allure et une tout autre signification s’ils étaient distribués aléatoirement dans chacune des pages de nos journaux. C’est précipiter les choses que de les enfermer dans une double page avant qu’ils le soient derrière les murs d’un cimetière.
Je fais une halte à la bibliothèque à 15 heures, entouré d’une vingtaine d’enfants de moins de dix ans, m’assure dans un air de fête que le texte pour Amnesty tient le coup après la taille de dimanche et qu’il ne m’est pas interdit de le voir bourgeonner. Je ne dépasserai pas le premier paragraphe; le désarticule, le taille, ajuste les parties, remplace des éléments… avec l’arrière-pensée que ces opérations ne seront pas sans effet, feront bouger les paragraphes suivants et leur assureront chemin faisant l’assise qui leur manquait.
Longue discussion ensuite avec une mère d’une ancienne élève qui m’avait pris à parti, il y a quelques années, parce que je ne donnais pas à sa fille et ses camarades assez d’exercices, de listes de verbes et de mots à recopier. Enseignante elle aussi, elle me confie qu’elle a décidé d’y renoncer cette année, convaincue que ces listes à recopier et à mémoriser étaient inutiles à ceux qui pouvaient s’en passer et menaient à l’impasse ceux qui auraient pu en profiter. Sans rancune, il n’y a pas d’heure pour changer.
Je reviens à la page des morts en attendant Arthur à l’arrêt de bus, en me demandant tout à fait sérieusement si les propriétaires de nos quotidiens accepteraient l’éclatement de cette page et la redistribution des avis des familles dans les rubriques économie, société, cuisine, jeux, culture, sports,… comme les annonces publicitaires. J’en doute. Quant aux poèmes, aux sentences mêlées ou aux considérations intempestives que l’on trouvait autrefois (à moins que je ne l’imagine et qu’il n’en a jamais été ainsi) dans les quotidiens, on ne risque pas d’assister à leur retour, cette littérature ne rapporte en effet pas plus que les morts. Mais les morts, il faut bien les mettre quelque part.
Ce soir ce sera lentilles, carottes, courgettes et salade de rampon.