Table ronde

Riau Graubon / 11 heures

A Pascal Rebetez
qui a passé la barre anxiogène des soixante ans,
qui aime manger et boire,
qui préférerait mourir en bonne santé,
qui ne craint pas de s’appauvrir en aimant,
qui revient aux sources, à deux pas du cimetière,
qui m’a envoyé son Poids lourd,
ceci:

Ce que j’aurai vécu, du jour où j’ai rejoint l’école du Valentin jusqu’à celui d’août 2017 où je quitterai celle du Mont, tiendra dans le creux de la main, détaché par des parenthèses – ou des tirets longs – de la phrase entamée alors que je parlais à peine.
Cet engagement de plus de cinquante ans m’apparaîtra alors comme l’un de ces rêves d’une nuit, dont on n’est pas mécontent de s’extraire, avec ses impasses et ses accalmies, ses chausse-trappes et ses leurres, ses eaux vives et ses eaux dormantes.
J’ai suspendu, il y a un demi-siècle, mon exploration naturelle – ou naïve – du monde, je m’en suis éloigné toujours davantage en entrant dans la danse des générations. Aujourd’hui j’ai payé mon dû et suis invité à la retraite; me voici libre à nouveau, à deux pas des origines et des fins, prêt non pas à quitter la partie mais à y entrer une seconde fois, un peu comme l’Anton Reiser de Karl Philipp Moritz.

Tous les événements qui s’étaient produits dans l’intervalle furent contraints alors de se rassembler en un seul point de son imagination, se fondre comme des ombres et le tout devenir semblable à un rêve, car la situation dans laquelle il se trouvait à cet instant, debout sur le pont, levant les yeux vers le haut rempart où se tenait la sentinelle, rejoignait sans solution de continuité celle où un an et demi plus tôt, debout là, il levait les yeux vers le haut rempart. Il revoyait le passé avec toutes les scènes de sa vie à B…, mais tel qu’il se l’était imaginé en le projetant dans l’avenir un an et demi auparavant. Le tableau qui se présentait à lui et les souvenirs liés à ce lieu s’imposèrent à son esprit avec une telle violence que la mémoire de ce qui avait pu se passer entre-temps s’effaça ou à tout le moins s’atténua – en tout cas on ne saurait expliquer autrement le phénomène que constitue l’étrange sensation ressentie par Anton ce jour-là et que chacun de nous aura certainement connue l’une ou l’autre fois dans sa vie s’il y réfléchit bien.

Il me reviendra alors de reprendre la phrase là où je l’ai laissée et de lui donner une suite, nue et sans calcul. La vie, ou ce qu’il en reste lorsqu’on en a soustrait les rêves qui l’ont encombrée et dévoyée, a la longueur d’une phrase, une phrase commencée par le oui de enfant que nous avons été, suspendue par le mais qui s’y est greffé, et dont il nous revient de prolonger le phrasé, à l’estime, aussi longtemps que les forces nous le permettent – rien ne presse. Et cette phrase qui roule sa pente de proche en proche, je voudrais qu’elle tienne la distance, comme on dit, en réunissant le ciel et la terre. Une page devrait suffire.

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