Près du Chalet de la Ville

Le Mont-sur-Lausanne / 11 heures

Les fenêtres ouvertes, un Jack Russel au pied d’un fauteuil en osier, des pervenches dans un talus fraichement retourné, il est dix heures et demie à Montenailles. En face, le soleil creuse des ombres tout autour de l’éperon de Sauvabelin, on entend alentour les premières cloches, c’est la saison. Voir Lausanne ainsi, de dos, avec ce verrou de molasse qui repousse à plus tard la confluence de la Louve et du Flon, l’alourdit; du lac, on ne la croyait qu’élégante, en jupon et les pieds dans l’eau; du Mont, on découvre ses racines qu’elle accroche à un arrière-pays qui ne la lâche pas.
Une baronne sort de son repaire de bois sombre, un chalet de conte de fées. Dans un peignoir blanc, une cigarette et un portable dans la main droite. Maigre. Elle me fait penser à une autre rescapée de l’Ancien Régime dont j’ai fait la connaissance dans les années septante: j’étais alors précepteur à Gstaad et enseignait le latin à ses deux petits-enfants; on se croisait chaque jour un peu avant midi dans le salon du grand chalet que sa fille et son beau-fil occupaient chaque hiver en compagnie de ceux qui étaient à leur service; c’est dans ce salon qu’elle finissait sa nuit devant un café, en peignoir blanc elle aussi, une cigarette et un crayon à la main, toussait gras en complétant les mots-croisés des illustrés qui lui tombaient sous la main. Nuits trop courtes qui suivaient les parties de bridge acharnées auxquelles elle participait dans les salons du Palace. On se souriait alors avec cette politesse contenue qui sait mettre entre parenthèses, en privé, la lutte des classes.
La baronne de Montenailles, qui m’a vu photographier son tapis de pervenches, me raconte qu’une entreprise vient de terminer les travaux de séparation des eaux. Elle ajoute qu’un paysagiste a mis en terre, il y a une semaine, ces vinca minor qui remplacent les admirables rosiers dont elle peine à faire son deuil; elle me sourit pourtant lorsque je lui souffle que les stolons de ces vivaces allègeront ses prochains printemps.
On se sépare, je monte au Châtaignier où règne une tout autre ambiance, sans mélange, tout le monde joue au tennis. Mais la poésie aura été là, sous mes yeux; elle aura fait tenir ensemble un bref instant, une ville, la séparation des eaux et les privilèges.

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