Planche de la fin

Hermenches / 13 heures

Il est 6 heures 30, Louise se prépare en fredonnant un vieux tube: Show must go on;  sur le fond je suis d’accord avec elle. Dispersion à 7 heures 30, je monte à la bibliothèque. Du rose perle sur le vieux verger, il devient rose comme un grappe-fruit, aussi tendre que la chair de la prune, les mélèzes sont en feu.
J’étais inquiet à l’idée de relire ce que j’ai écrit hier, je m’y retrouve je crois – sans être dupe –, prêt à amender, redimensionner, à déplacer, ajouter, supprimer. J’ai la sensation que je suis désormais sur un seuil, et qu’aussi longtemps que j’accepterai d’y camper, quelque chose demeurera vivant et sera susceptible de tenir ses promesses. Oscar aboie, ce sont les moineaux qui volètent devant la porte-fenêtre, puis Fleur qui boit à la fontaine. Je me régale d’un bol d’avoine et de raisins secs gonflés d’eau froide et tire un café, par habitude; il est 10 heures, Oscar aboie à nouveau, on sort.
Les chaumes des tournesols s’entrecroisent comme les baguettes d’un mikado géant, ou comme les armes abandonnées sur un champ après une bataille peinte par Paolo Uccello, ou les innombrables pieux d’un site palafitte. On fait un détour par l’étang dont il ne restera bientôt rien, sinon une étroite langue du côté de la Moille-Baudin; la bruyère est rare, les aulnes et les bouleaux se multiplient. Les sangliers sont descendus sur la Corbassière, Nicole m’a dit hier qu’elle avait vu au-dessus de Montpreveyres le garde-faune et des chasseurs. Je prends quelques notes sur mon natel, la tête me tourne.

La résidence de Clos-Bercher est admirablement située le long de la Menthue, je passe deux heures à la buvette avec quelques-uns des cabossés de la vie, bouffés autrefois par l’alcool, les circonstances, le hasard, par les médicaments aujourd’hui, la solitude, l’abandon. Je fais une halte au café de la Poste à Villars-Mendraz, commande une verveine; Ernest entre alors, on ne s’est pas revu depuis la mort d’Arthur; il me raconte la vie de cet homme qu’il a accueilli: ses premières années à Savigny, la mort de son père, son métier de charretier, ses employeurs, son arrivée à Villars-Mendraz, Fanny, la foire aux domestiques de Noël à laquelle il s’est plus d’une fois présenté à Moudon, attendant debout qu’on lui propose une place. Ernest m’éclaire encore sur la betterave sucrière, son arrachage entre fin septembre, octobre et novembre, son transport jusqu’à Frauenfeld ou Aarberg, le rôle du BAM.

Je poursuis en rentrant ma lecture du beau livre de Carl Seelig sur son compagnonnage avec Robert Walser qui lui confie le 30 décembre 1945:
Ah, si l’on pouvait retrouver ce paisible arrondi de la phrase de Gottfried Keller! Il n’y a pas chez lui une seule ligne inutile. Chaque chose consciencieusement et judicieusement disposée à la place qui lui convient.
On mange à 18 heures Louise, Sandra et moi: un peu de chou-fleur, des pommes de terre grillées et le reste de la saucisse à rôtir.

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