Claire Krähenbühl | Chemin des épingles

Personne n’aura jamais vu à la fin qu’un seul visage, le visage de celle qui n’aura cessé, jour et nuit, de se confondre avec l’absente. Il n’y aura eu ni commencement ni dénouement, pas même une histoire.
J’ai pris à mon tour le chemin des épingles et puis celui des aiguilles. Je revisite aujourd’hui des gestes oubliés. Je me souviens de l’écheveau que maintenaient comme un cerceau mes deux avant-bras écartés, raides comme des marionnettes. Et le fil, que mes mains en se déhanchant et en se dérobant libéraient, courait à l’autre bout de la petite chambre vers celle qui, assise en face de moi, le mettait en pelote. Tandis que je dansais des deux mains elle façonnait avec l’art du vers à soie le cocon de laine qu’elle tricoterait.
Sur la table le nécessaire de couture, l’oeuf de bois pour repriser les talons usés, une boîte pleine de boutons, une vie au ralenti et des exercices appliqués, des épingles dans une boîte bleu clair, des aiguilles et leur chas par où passerait le fin mot de l’énigme. 

C’est seulement après nous avoir confiés à la nuit – lorsque nous dormions profondément tous les trois – que notre mère se raccommodait avec le monde d’avant notre naissance, pour le prolonger et s’y perdre étourdiment. C’est notre sommeil et notre nuit qui désencombraient d’un coup cet horizon vers lequel tout à la fois elle s’élançait et demeurait un bref instant, comme sur un seuil. Et nous l’ignorions.

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