Parenthèse

Daniel Maggetti
La Veuve à l’enfant
Éditions ZOE
2015

Dès la première page, on fait la connaissance d’Anna Maria, une veuve qui maraude pour nourrir Pierino, son petit-fils – tous deux relégués au fond d’une vallée sans âge, au sein d’une communauté prise dans un roncier de passions, embarrassée par d’anciennes dettes et un passé qui ne passe pas. 
Mais on fait aussi la connaissance, dès cette première page, de don Tommaso Barbisio, un cavalier dont le visage nous est dérobé, un lettré d’Italie mis au ban du monde civilisé, un habile théologien réduit par sa hiérarchie, en raison d’amitiés suspectes, au rôle subalterne de curé dans un renfoncement des Alpes. 

*

Une page a suffi pour que ces deux mondes entrent en contact ; ils se frôleront jusqu’à la fin, sans jamais pourtant échanger leurs attributs. Car la montagne que don Tommaso Barbisio découvre dans ce coin des Alpes n’est pas celle à laquelle il a été initié, celle des psaumes et des verts pâturages dévalés avec ses amis séminaristes ; elle n’a pas non plus la saveur du lait que d’aimables paysans leur servaient dans leur petit palais où ils se retiraient parfois. 
La montagne de La Veuve à l’enfant n’a en effet pas la transparence de l’air, du ciel et des torrents ; ce n’est pas la montagne des romantiques mais celle de novembre et de la Toussaint, des pierres grises, des ravins et des eaux limoneuses ; c’est la montagne des chicanes et des infortunes, des arriérés, des coups durs et des vengeances ; c’est une montagne noire et muette qui fait taire l’éloquent théologien, l’enfant chéri de Rome, le commentateur émérite des Pères de l’Église promis aux plus hautes fonctions, un peu artiste un peu poète, amateur de littérature, de musique et de soutanes bien taillées, qui sera condamné, pendant l’année que durera son exil, à manger des châtaignes et des noix, à dormir sur une housse de chanvre grossier, remplie de feuilles sèches, dans une cure glaciale que le soleil ne réchauffe pas.
Si le théologien survit, c’est parce que, curieux, il devine les événements qui structurent et cimentent la vie de cette communauté paysanne, les noeuds qui tout à la fois la divisent et la rassemblent. Il usera de tout son temps pour éclairer l’histoire de ce collectif d’un autre âge, fouiller les registres de la paroisse et recopier les informations qui y dorment depuis plus de deux cents ans. Il en esquissera le contour et en lèvera les secrets, comblera ses silences. Il s’informera auprès d’Anna Maria, de son petit-fils et de leurs ennemis pour documenter l’histoire locale, à laquelle se mêle la grande histoire, celle de l’essor industriel du XIXe siècle, de l’exode rural et de l’émigration.
La Veuve à l’enfant c’est, entre histoire, récit documentaire et roman, le compte-rendu d’une parenthèse, au milieu de laquelle un lettré, en réalité analphabète, réapprend à lire en faisant un détour dans un monde qui n’est pas le sien mais auquel il s’attache. Chemin faisant, il se dévoue à sa tâche – messes, baptêmes, fêtes votives, enterrements, mariages – et, lorsque le printemps puis l’été s’installent, il célèbre avec empressement et ferveur la fête de la Madone du Carmel. 
Le lecteur songe alors qu’un nouveau roman va naître, que les ennemis de toujours vont se réconcilier, que la communauté va s’apaiser et le curé se convertir ; il se prend à espérer que cette parenthèse ne se refermera pas, que don Tommaso Barbisio prolongera son séjour et acceptera ce monde où l’horizon disparaît derrière les montagnes mais où l’existence s’ouvre à une verticalité insoupçonnée, sans fard, pleine de beautés et d’aspérités, d’amour, de rudesse et de violence, que le théologien lettré s’était contenté de lire dans les tragédies grecques. 
Don Tommaso Barbisio comprend alors qu’il existe là, dans ces communautés oubliées, une autre spiritualité où on ne s’ingénie pas à déguiser les choses sous des sentiments avouables, une spiritualité plus ouverte et moins prévisible que celle des rites étroits auxquels il ne croit plus, une spiritualité qui réconcilie bêtes, hommes, livres et musique, sur une terre faite de soleil d’or et de soleil noir, où la lumière croît et le relief s’adoucit au printemps.

*

Mais don Tommaso Barbisio reçoit au lendemain de la fête de la Madone du Carmel une lettre de libération ; son exil s’achève et il s’en réjouit. Déception du lecteur tandis que le curé prend congé d’Anna Maria. Le roman reprend pourtant ses droit lorsque celle-ci lui confie son petit-fils, pour le soustraire à la vie qui lui est promise et lui offrir la possibilité d’en écrire une autre. Le théologien accepte, réitérant ainsi le geste dont il fut autrefois le bénéficiaire et qui lui permit d’échapper à sa destinée en accédant à cette seconde famille que fut l’Église. 
Don Tommaso Barbisio et Pierino partent tous les deux le 16 octobre ; le premier laisse derrière lui les maisons de pierre, les clochers mal bâtis et les fondrières qui lui ont enfin donné l’occasion de prendre conscience de l’étendue de ses naïvetés et de ses ignorances. Quant à Pierino, il quitte les chaînes qui le liaient à son passé. 
Mais cet abandon obligera le petit homme à faire à son tour un pas de côté et à ouvrir demain une parenthèse, celle qui lui permettra de remettre la mains sur ce passé dont nous avons à nous affranchir pour accéder à la liberté, mais avec lequel nous avons rendez-vous, pour renouer avec notre provenance et les circonstances qui nous ont vu naître, pour nous en émerveiller et y consentir. Comme don Tommaso Barbisio et l’auteur lui-même dans son retour au pays natal. 

Vie du poème

Dans sa Vie du poème, Pierre Vinclair pointe du doigt les dangers qui menacent les hommes lorsqu’ils demeurent aveugles au double mouvement de leur existence. 

Car nous ne sommes en vérité pas un mais deux, jetés dès le commencement hors de nous-mêmes : dans le monde et dans la langue. Et ces deux modes d’existence ont des effets considérables sur nos vies, puisqu’ils donnent l’occasion à l’immédiat et au disparate, dont nous faisons continument l’expérience, de renaître et de reparaître dans une poignée de mots, capables de leur donner forme, tonalité et cadence.

Mais si la langue met ainsi à notre disposition un véhicule capable de nous faire toucher du bout du doigt le monde, en lui offrant un lieu où faire halte, une page où surgir, la langue peut aussi nous en éloigner et nous l’aliéner à jamais.

C’est dire que la tâche de l’homme est délicate, puisqu’il lui revient de dire le monde, non pas celui qui fut ou l’immuable, le monde perdu ou qui ne sera pas, mais le monde tout proche, celui qui vient à nous et auquel on s’ouvre ; le monde qui n’est pas encore et que nous balbutions, que nous cherchons à faire nôtre et à partager en l’offrant et en le soumettant à nos proches ; le monde qui sans cesse prend les devants et auquel nous mêlons nos pas ; le monde qui nous affecte, celui de nos attachements et de nos dépendances, mais aussi celui du tout-venant, celui sur les rives duquel nous accostons au réveil et dans lequel nous vivons aux aguets, jusqu’au soir, dans sa parution et sa nomination.

Monde-poème, à l’équilibre fragile et mesuré, créé pas à pas et mot à mot, sans cesse renouvelé, repris et relancé. Et nous au milieu. Ici en deux et à l’avant de soi.

En lisant « Vie du poème », j’ai plus d’une fois pensé à André du Bouchet.

Muriel Pic | Rügen

© Bidone 2013

En 1937, l’Allemagne nazie présente, lors de l’Exposition universelle de Paris, les plans et la maquette du camp de vacances géant que l’architecte Clemenz Klotz a conçu et qui sera réalisé sur l’île de Rügen. Inauguré avant la guerre, ce camp n’accueillera pourtant jamais les citoyens méritants du IIIe Reich. Viendra s’y entraîner la police d’un bataillon d’exterminations ; les blessés de la guerre trouveront bientôt un lit dans quelque-unes des chambres doubles de cette prison balnéaire, caserne ensuite, camp d’entraînement enfin. On projette d’y aménager aujourd’hui des hôtels de luxe. 

Muriel Pic saisit en un long poème et d’anciennes cartes postales ce qui ne passe pas dans cette histoire, résiste, affleure : les poisons fades et inodores de l’horreur qui se prépare, les fruits amers du mariage de la force et de la joie, du travail et des loisirs, les ombres noires laissées par l’encamaradement forcé des hommes. Entre la cité philosophique et la cité totalitaire, il n’y a qu’un pas, un pas encore.

Il y a pourtant en deçà et au-delà, là, rappelle Muriel Pic, l’île de Rügen de Caspar David Friedrich et, aujourd’hui encore, le secret de la mer, de l’herbe, du mouton des marais et le rythme élémentaire.

Contre le travail mort 
des appareils.
Contre les vacances mortes
du tourisme à la chaîne.
Contre l’ordre mort
des normes.
Il y a une voix
un geste
une hypothèse lyrique
– et des larmes.

Rügen, Élégies documentaire, Muriel Pic, Éditions Macula, 2016

PS
Lorsqu’à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, les rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme rédigent l’article 24 : Toute personne a droit au repos et aux loisirs et notamment à une limitation raisonnable de la durée du travail et à des congés payés périodiques, les hommes auraient dû une fois encore se méfier.

On ne peut en effet s’empêcher de penser aujourd’hui que cette mesure permettait d’abord de mettre à la disposition de ceux qui n’ont jamais manqué de rien, des employés en bonne santé, pleins de de cette santé joyeuse et de ces forces vives dont ils pourraient tirer profit. Cinquante ans auront suffi pour que le monde entier souscrive à ce programme.