Aller au menu avec Bergounioux et Montebello

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Cher Pierre,
Sandra et les enfants prennent la cabine pour Vounetz ; je monte de mon côté en pente douce jusqu’aux Ciernes et continue sur la route des Revers. Renonce à passer par les hauts, il y a trop de neige. Les remises et les cabanons, à l’arrière des fermes, ont un matelas épais sur leurs toits à faible pente, la neige roule sur les plus pentus et l’eau de la fonte nettoie en se gargarisant le lit des fossés.

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Pas grand monde sur le chemin ; je n’aurai à la fin rencontré qu’un couple d’amoureux pressés d’arriver avant midi à Charmey pour acheter du fromage, un jeune premier ripolinant devant son écurie une voiture de sport, une vieille enfin, à la fontaine de Précornes, l’oeil triste, l’autre vitreux, égarée; elle me dit quelques mots en patois, tout en rinçant une patte crasseuse dans un saut jaune. Je crois comprendre qu’elle me parle d’enfants morts ; elle frappe avec son bâton le tas de neige qui est amassé sur le rebord de la fontaine, avant de disparaître sur un fil dans sa trop grande maison.
Les cloches sonnent tous les quarts d’heures à l’église de Cerniat ; je n’entends plus celles de Charmey, pas encore celles de la Valsainte. C’est un peu avant les Reposoirs qu’un chemin à double ornière, qu’on devine à peine, plonge en deux longs virages sur le Javro, un pont couvert le franchit avant de remonter jusqu’au Tioleyre. On se retrouve alors, un peu plus loin, avec pour seul horizon le mur d’enceinte au beau crépi de la chartreuse de la Valsainte. Je fais quelques photos, entre dans la chapelle, dedans, dehors c’est le désert.
J’en aurais bien vu un ou deux de Chartreux, avec leur cape de bure, comme il y a une vingtaine d’années ; ils gambadaient comme des cabris, pieds nus dans leurs sandales, sur le chemin qui monte en direction du Lac Noir, c’était l’été. Avec la neige et le vieux crépi des murs d’enceinte, la bure aurait eu fière  – une journée comme un abrégé du temps, une promenade comme un abrégé du monde. Je les imagine pensifs et apaisés.

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Je ne m’attarde pas, redescends rive droite jusqu’à Cerniat, en passant par les Riaux où je fais la causette avec un ancien des lieux qui y réinstalle ses pénates après avoir tenté de vivre ailleurs. Passe le pont qui cambe le ruisseau de la Joux Derrey descendu tout droit de la Berra, pensote, tricote des bouts d’envie qui pourraient à la fin faire un film, avec des voix, la mienne et celle des autres. Ecoute craquer les feuilles de glace grumeleuse, broderies bordant la chaussée ; elles craquent sous mes pas comme des bricelets.
Verveine à l'hôtel de la Berra ; les photos du massif de l’Himalaya accrochées aux murs du chalet Jugendstil, ne sont pas celles de Loretan, mais celles du tenancier qui y est monté, lui aussi, jusqu’à 7700 mètre. Causette avec deux clients de la région. Ils m’apprennent que si Cerniat a accepté la fusion avec Charmey, Châtel et Crésus l’on refusée, pour des questions d’argent. Charmey vit, disent-ils, sous perfusion ; et les bains, s’ils ont relancé la station, ne ramèneront pas la neige.
Peu après l’église de Cerniat, le chemin plonge une nouvelle fois sur le Javro, je fais la causette avec trois mésanges qui prennent rapidement leur distance, les fontaines débordent, les akènes des érables attendent leur tour. C’est cette abondance qui étonne.
Lis au restaurant de la Poya, à Charmey, deux nouvelles de Bernard Comment. Tout passe en effet.
Je m’arrête à la boucherie, un sms de Sandra : les enfants ont été agréables, la journée de ski s’est bien passée. On la termine aux Bains avant de rentrer au Riau en passant par Ferlens où on dépose Arthur pour une fête qui nous le ramènera demain matin.

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Découvre au retour, avec reconnaissance, le travail de la poste. Dans la boîte aux lettres un gentil mot de Pierre Bergounioux à propos de Tessons, et son Abrégé du monde dans lequel je guigne :

Ce qui se donne pour la réalité peut inspirer d’emblée d’importantes réserves. On n’y saurait souscrire sans dommages ni pertes. Un travail s’impose, qui consiste à extraire du tout-venant et à serrer à part, dans une boîte en carton, par exemple, les choses qui sont bonnes. On aura alors un monde et la sorte de vie, parcellaire, confinée mais, somme toute, acceptable, qui va de pair.

Même s’il n’est pas temps de m’attendrir, l’envoi de cet inventaire des biens sans maître et sans valeur, la lecture hier d’un extrait du Sombre Abîme du temps de Laurent Olivier, l’annonce enfin du titre du prochain livre de Denis Montebello : Aller au menu tendent à me donner un peu de cette confiance qui me manque.
Mais il faut encore nourrir la marmaille avant le couvre-feu : une poignée de pâtes et du gruyère, quelques tomates, un concombre et une salade de fruits. Au lit. Me relève pourtant dans la nuit, parcours une dizaine de pages d’Un abrégé du monde, prises au hasard. Pas trace de point-virgule!

Jean Prod’hom