Un rideau de pluie



Un rideau de pluie a été tiré pendant la nuit. Je n'y coupe pas, l'humidité et le froid m'obligent à faire du feu dans le poêle. Conduis ensuite Arthur à la croisée, la route est mouillée, les gens roulent prudemment. Entre le golfe et la Marjolatte, des ouvriers ont dégrappé les bordures de la route et installé des guide-âne. Ça roule vite et on croise à peine. Me demande bien quand la commune de Lausanne renoncera aux travaux d'entretien, qui durent depuis des années, pour une mise à neuf de ce tronçon essentiel aux Vaudois, qui fait communiquer la haute vallée du Flon à celle de la Louve.
Discute avec le mécanicien aux commandes de la grosse pelle du chantier, il vient de Bulle et travaille dans une entreprise sur le déclin, plus de 800 ouvriers en 1990, ils sont moins de 400 aujourd'hui. Certains ont été licenciés puis réengagés à la baisse. Ils sont ici pour la creuse, la pose du bidime, celle du gravier et du plastique, pour le coulage du béton maigre. C'est eux encore qui réaliseront le caisson étanche – au sous-sol du sous-sol – nécessaire au fonctionnement de l'ascenseur. Ils laisseront alors le chantier à une autre entreprise.
Lui, il ira dans le nord-vaudois ou à Genève. Il n'aime pas Genève, c'est trop loin de Bulle et l'autoroute est vite saturée. Il faut partir bien avant l'aube pour arriver à 7 heures sur le chantier. Et le soir, avec les bouchons on n'est jamais rentrés.
Je remonte au Riau à 14 heures, on ne voit pas l'horizon. La fumée sort de la cheminée, on croirait l'automne. Silence dans la maison, Arthur est chez Dylan, Lili chez Ines, Sandra et Louise sont en bas près du poêle, la première travaille tandis que la seconde dessine.
Par la fenêtre de la bibliothèque, de gros nuages filent en fin d'après-midi vers le nord-est, ils ne sont pas assez nombreux pour empêcher le soleil de se glisser par des trous tout bleus et remettre les saisons d'aplomb. En bas Louise fait une pizza, j'y descends pour laver des radis, éplucher des concombres et couper des pommes en quartiers.
Avant d'aller se coucher, Lili regarde par-dessus mon épaule la première moitié d'Une Partie de campagne que Jean Renoir a réalisé avant de partir en Amérique : les congés payés, les vacances, les bords de Seine, mais aussi et surtout une certaine manière de filmer les dimanches, l'aube et le crépuscule, la lumière, une lumière qu'on ne voit plus : le soleil suit comme le cinéma les méandres de la Seine, mais aussi ceux de l'histoire.

Jean