Passage de l’île (Célestin Freinet XXVIII)

Annecy / 11 heures

C’est pourtant ce que vous avez essayé dans vos classes: vous avez cru possible, vous autres éducateurs, la réalisation d’une école semblable au cours du professeur isolé de la vie, d’une école qui, négligeant ces questions que vous considériez comme trop terre à terre, prétendrait, comme sous l’effet d’une baguette magique, transposer d’un coup les individus dans une zone idéale où règne le pur esprit. Vous avez, j’espère, compris la vanité et les risques d’une telle « transposition ».
L’enfant, moins que l’adulte encore, ne saurait être considéré à l’origine comme un être pensant et philosophant. Sa fonction, sa raison d’être, c’est d’abord de vivre; et où peut-il vivre, si ce n’est dans le présent, au gré des contingences nées de la vie et du travail des parents et de l’organisation sociale? Ces contingences sont déterminantes: que vous le vouliez ou non, c’est à partir d’elles qu’il faut construire. Ah! je sais: ce sera plus difficile et plus compliqué que de se mouvoir logiquement sur le plan de l’idéal et de l’esprit; on se heurtera à tant d’obstacles… mais ce n’est pas de tout cela qu’il s’agit: oui ou non , pensez-vous que l’école doit œuvrer à partir de l’enfant réel et du milieu qui décide de sa vie? ou bien, minimisant l’influence de ce milieu, tentera-t-elle prématurément de modifier, de transformer, par le haut, une nature humaine si délicate à influencer et à diriger? […]

J’insiste un peu trop à votre gré peut-être. C’est que nous sommes au noeud du drame, que nous touchons aux raisons profondes de l’erreur scolastique et pseudo-scientifique dont nous supportons les conséquences.
Nous allons reconsidérer loyalement le problème, prendre l’enfant non pas dans le milieu hypothétique et idéal que nous nous plaisons à imaginer mais tel qu’il est, avec ses imprégnations et ses réactions naturelles, avec aussi ses virtualités insoupçonnées, sur lesquelles nous aurons à baser notre processus éducatif.

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
L’Education du travail, 1949
A la recherche d’une philosophie

La Montagne de bas (Célestin Freinet XXVII)

Annecy / 15 heures

Ce n’est pas en obligeant l’enfant à faire des actes qu’il ne comprend pas, pour lesquels il ne se sent aucun attrait, qu’on l’habituera à vouloir avec force et décision. Car vouloir quoi? Il ne suffit pas de dire: « Il faut vouloir! » Encore est-il nécessaire de distinguer dans quel sens exercer sa volonté. […]
Ce qu’il faut, ce n’est pas apprendre à vouloir mais apprendre à vivre. C’est un art, je le reconnais, autrement délicat que de donner un devoir ou de suivre la récitation d’une leçon. Vous ne pourrez d’ailleurs y réussir que si y concourent trois composantes majeures: la persistance de cette volonté de vivre, de grandir, de monter, malgré les risques, les peines et les souffrances, volonté qui anime l’être le plus déshérité, et qui est d’une puissante obstination chez le jeune enfant; la collaboration bienveillante et la participation éducative du milieu ambiant, et enfin l’intuition et la compréhension intelligente, sympathique et agissante des éducateurs.

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
L’Education du travail, 1949
L’effort, le plaisir et les jeux

Bibliothèque (Célestin Freinet XXVI)

Photo | Romain Rousset

Bibliothèque / 12 heures

Seulement voilà: vous avez tout faussé par la superficialité de vos pratiques et de vos conceptions. L’école ne doit pas rechercher systématiquement le plaisir, pas plus qu’elle ne doit cultiver la souffrance. Plaisir et souffrance ne sont jamais des forces profondes; ils sont seulement des manifestations, des indices, comme le jeu mollement huilé d’un moteur harmonieux ou les claquements et les butées sourdes qui marquent l’effort anormal et l’usure dangereuse qui en est la conséquence.
Ne croyez pas résoudre le grave problème de l’éducation en substituant arbitrairement, à l’école austère et antinaturelle, celle que des contemporains ont appelé l’école riante ou l’école joyeuse. C’est tout simplement peindre un masque trompeur sur une réalité qui n’en persistera pas moins, à peine déformée peut-être. Et vous courez le risque d’habituer les enfants à rechercher le plaisir pour le plaisir, à fuir une souffrance qui ne serait que l’antithèse du plaisir.

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
L’Education du travail, 1949
L’effort, le plaisir et les jeux