Jardin (Célestin Freinet XX)

Riau Graubon / 21 heures

Il était justement occupé à feuilleter, dos tourné à la porte, les quelques livres qui constituent sa rudimentaire bibliothèque. Il ne lisait pas: il consultait au passage quelques pensées qui lui sont familières, comme s’il parlait à un ami discret et profond. Il y a là les Evangiles, une Bible, les pensées de Confucius, des paroles de Bouddha, cette divine Imitation de Jésus-Christ, les Paroles d’un croyant de Lamennais, qu’il apprécie si hautement, Descartes, Rabelais et Montaigne et, parmi quelques livres de Victor Hugo qu’il affectionne particulièrement, de rares ouvrages modernes, choisis on ne sait comment mais avec un éclectisme qui ne manque pas d’être surprenant. […]
La sagesse que certains hommes ont dans l’esprit peut tout aussi bien être dans les livres si on l’y a mise. Il en existe incontestablement quelques-uns qui renferment, je ne dis pas toute la sagesse, mais des lueurs au moins de sagesse. Il s’agit de savoir distinguer, les choisir, et les lire ensuite, non pas en passe-temps, pour amuser l’esprit mais pour converser, avec nos penchants profonds, avec ceux qui les ont écrits. […]

Autrefois, quand on cueillait une poire, on sentait, rien qu’à la voir, à la palper, à la humer, si elle était bonne ou mauvaise, vulgaire ou succulente. Le ver qui s’était peut-être établi sans gêne à l’intérieur n’avait pu cacher son passage qui restait comme un oeil accusateur sur la peau appétissante. Aujourd’hui, sur les arbres «traités», la nocivité est habilement dissimulée. Votre poire est apparemment pure est nette, mais c’est dans sa nature même que se dissimule le toxique pernicieux et subtil.

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
L’Education du travail, 1949
L’instruction ne rend pas toujours l’homme meilleur ?

Jardin (Célestin Freinet XIX)

Riau Graubon / 16 heures

Ils marchaient quinze heures, et puis encore quinze heures, et cela semble une bien pénible épreuve pour vos corps usés de citadins et vos jambes que l’auto et le train ont déshabitués de l’effort. Pour fuir, ou même simplement pour jouer, pour jouir de l’exercice naturel et harmonieux de son corps, le lièvre trotte pendant des heures et des heures à travers la montagne. Nos voyageurs partaient de même, le pied leste et le corps souple, à peine assagis à leur arrivée à la ville, prêts à repartir quelques heures plus tard, fiers et joyeux sur la route du retour.
– Mais que de temps perdu par rapport à la rapidité des transports actuels!
– Pourquoi du temps perdu?… Si on raccourcissait les délais de transport pour mieux employer d’autre part les heures ainsi économisées!… Mais a-t-on vraiment fait quelque chose dans ce sens?…
Les voyages n’étaient en eux-mêmes ni une souffrance ni un sacrifice. On chantait, on riait, on voyait des pays nouveaux; on parlait chemin faisant, ou au hasard des haltes dans les fermes, avec des étrangers qui vous donnaient des nouvelles; on se familiarisait avec d’autres champs, avec des cultures inconnues. Et on s’en retournait au village avec l’auréole de celui qui a vu!
Non, la suppression de ces convois n’est pas forcément un progrès humain. Il pourrait et devrait l’être. Pourquoi ne l’a-t-il pas toujours été? C’est justement ce que j’essaie d’expliquer. 

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
L’Education du travail,1949
Le progrès technique est-il forcément un progrès humain?

L’Étoile d’or

Catane / 16 heures

Agathe, vierge de race noble et très belle de corps, honorait sans cesse Dieu en toute sainteté dans la ville de Catane. Or, Quintien, consulaire en Sicile, homme ignoble, voluptueux, avare et adonné à l’idolâtrie, faisait tous ses efforts pour se rendre maître d’Agathe […]
«Ma volonté est assise sur la pierre et a J.-C. pour base; vos paroles sont comme le vent, vos promesses comme la pluie, les terreurs que vous m’inspirez comme les fleuves. Quels que soient leurs efforts, les fondements de ma maison restent solides, rien ne pourra l’abattre.» […]
«Renie le Christ et adore les dieux.» Sur son refus, il la fit suspendre à un chevalet et torturer. Agathe dit: «Dans ces supplices, ma délectation est celle d’un homme qui apprend une bonne nouvelle, ou qui voit une personne longtemps attendue, ou qui a découvert de grands trésors. Le froment ne peut être serré au grenier qu’après avoir été fortement battu pour être séparé de sa balle; de même mon âme ne peut entrer au paradis avec la palme du martyre que mon corps n’ait été déchiré avec violence par les bourreaux.» Quintien en colère lui fit tordre les mamelles et ordonna qu’après les avoir longtemps tenaillées, on les lui arrachât.
Agathe lui dit: «Impie, cruel et affreux tyran, n’as-tu pas honte de mutiler dans une femme ce que tu as sucé toi-même dans ta mère […]»

Jacques de Voragine, La Légende dorée, Sainte-Agathe, 1476