Les Planches (Célestin Freinet XVI)

Le Mont-sur-Lausanne / 13 heures

Vous n’avez jamais entendu de ces chansons composées dans nos villages par des hommes d’un autre âge? C’était comme le journal chanté du pays, dont chaque strophe avait son rythme familier, avec parfois de naïves et émouvantes envolées lyriques et sentimentales; ou bien elles disaient la nostalgie des soldats qui restaient de si longues années à la guerre qu’ils ne reconnaissaient plus même à leur retour le chemin de leur demeure. […]
Encore une fois, je ne procède nullement à une apologie fanatique et partiale du passé; je ne prétends même pas que, tout compte fait, la vie y ait été plus efficiente et plus acceptable que de nos jours. Quant à la misère et à l’obscurantisme, tout est relatif; nous en supportons encore une part suffisamment infamante pour juger avec moins de rigueur l’effort social et humain de nos pères. J’ai voulu seulement insister sur ce fait que tout n’est pas mauvais dans ce passé, que tout n’est pas à négliger ou à rejeter dans le reliquat des luttes menées par les hommes dans la poursuite obstinée du bien-être et de l’idéal; et qu’une science, une philosophie, une éducation qui prétendraient se couper de ces racines puissantes et déterminantes risqueraient fort de faire fausse route […]
Voilà encore un jalon de jeté, rien ne presse, n’est-ce pas?

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I
L’Education du Travail, Les paysans, 1949

Grand-Mont / (Célestin Freinet XV)

Le Mont-sur-Lausanne / 15 heures

– Vous avez pleinement raison. Aussi nous appliquons-nous, dans nos écoles, à diriger nos enfants dans le bon sens, mais nous ne sommes pas les maîtres exclusifs ni même décisifs de leur destinée.
– Ce serait une façon trop simple de vous disculper, sous prétexte que vous n’êtes pas les seuls à mal faire.
J’ai tort peut-être, mais je n’ai pas pour habitude de faire ma petite besogne, puis de me laver hypocritement les main des conséquences possibles de mes actes. […]
Vous n’avez pas davantage le droit de jeter la graine sans savoir ce qu’il en adviendra. Ces mains, qui sont tout à la fois à l’origine des techniques qui les prolongent et de l’esprit qui les idéalise, vous n’avez pas le droit de les habituer à un usage futile, parfois même malsain, ou immoral. Tout geste, tout acte, tout entraînement, acquièrent chez vous une importance exceptionnelle à cause justement de la sensibilité extrême des êtres dont vous avez la charge. Il ne s’agit pas de procéder inconsidérément, au gré des modes et des théories, puis de vous excuser des conséquences de votre intervention, ou d’essayer de les corriger par d’inutiles prêches et des sanctions superflues. Que dirions-nous d’un homme qui sèmerait son blé en août, sans se soucier si les épis, naissant prématurément à l’automne, ne vont pas être brûlés inévitablement par le froid de l’hiver; ou qui sèmerait en mai quand la terre a déjà fait éclater sa sève; qui planterait au sec les arbres et les graines aux petites racines, qui ont besoin de l’humidité de la vallée, et près de la rivière les arbres puissants ennemis seulement de la gelée blanche? Croyez-vous qu’il lui suffirait ensuite d’accuser Dieu, les éléments, les graines ou les plants, ceux qui les ont mis en terre, et ceux qui les ont regardé faire sans protester?
Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
L’enseignement du passé

Petit-Mont / (Célestin Freinet XIV)

Le Mont-sur-Lausanne / 15 heures

– En vous voyant, monsieur Mathieu. si calme au soir d’un jour béni, j’imagine que c’est ainsi déjà que s’asseyait sans doute votre père, quand il venait de pétrir et de cuire…
– Ce qui prouve que le progrès, dans notre village du moins, a étrangement piétiné, puisque rien, en effet, ne semble changé après cent ans d’existence! Ne parlons pas de la ville, car alors je pourrais me demander, au spectacle des carnages et de la détresse actuelle, s’il n’y a pas eu recul.
Eh oui! en cent ans, on nous a construit une école. C’est beaucoup, j’en conviens, et c’est peu, parce qu’une école ainsi perdue dans un ensemble d’éléments qui se fixent dans leur forme au lieu d’évoluer en s’adaptant aux idées nouvelles, ne peut avoir une influence bien profonde sur la vie et le comportement des générations qui passent. […]
On a demandé à l’école de se charger de la besogne, et des philosophes, des écrivains, des savants ont participé à l’édification d’une conception nouvelle de la vie, qui n’a que le tort d’être imposée d’en haut, sans tenir compte de ce qui existait et qui n’était pas toujours mauvais, avec ses assises profondes et sûres; d’avoir plaqué sur une civilisation aux trames ancestrales, une conception du monde étriquée et factice avec ses rythmes anormaux, ses intérêts et ses idéaux. […]
Ils ont cru, vos hommes de science, vos philosophes, vos pédagogues, qu’il était possible de prendre des êtres humains comme ils se saisissent de la matière brute, de les malaxer dans leurs laboratoires, de les combiner pour former d’autres vies, comme ils créent des alliages. L’industrie, symbole de l’économie nouvelle, poursuivait l’opération sur le plan matériel; eux, ils étaient chargés de la besogne intellectuelle et morale. Ils ont pensé – et ils vous en ont persuadés – qu’il était possible d’arracher, par le raisonnement pour ainsi dire, par la démonstration logique, en se servant notamment du levier de l’intelligence, qu’il était possible d’arracher les hommes à la culture, même empirique, qui les a imprégnés, au sol qui a nourri leur sève, à tous ce décisif et permanent passé qui est à la vie sociale ce qu’est la mémoire à la vie individuelle, tenace comme ces racines qui cèdent un instant quand s’abat l’arbre, mais qui se raccrochent aussitôt à la terre nourricière pour envoyer au tronc menacé encore un peu de vie.

Célestin Freinet,
Oeuvres pédagogiques I, L’enfant déraciné