ECAL (Célestin Freinet XI)

Renens / 17 heures

Un doute naissait en eux, que creusait un soupçon de clarté. S’ils n’avaient jamais pu se reposer dans aucune apaisante certitude, c’est que nul ne leur avait enseigné à scruter les profondeurs, et qu’ils étaient ballottés au gré d’idées et de systèmes qui ne remuaient jamais que la surface; qu’ils n’avaient fait que jouer à l’entrée de la grotte sans se hasarder jamais, lumignon en mains, dans les recoins difficiles qui détiennent les secrets du passé et les raisons mêmes du présent. […]
Cette faculté d’aller en profondeur, ils découvrent maintenant tous deux qu’elle ne suppose pas forcément l’ampleur des connaissances ni la formelle acquisition scolastique. Ce sont plutôt comme deux voies séparées, qui ne devraient pas l’être puisque l’une devrait conduire à l’autre pour la faire plus puissante et plus claire. Et c’est peut-être bien l’origine du grand drame humain que cette séparation, et que l’impuissance de la connaissance à mener jusqu’à la sagesse. Parce que la connaissance est d’une mauvaise qualité, qui fait illusion, mais ne sourit pas comme elle le devrait. […]
La croûte et le vernis ont seulement changé de consistance et d’apparence au gré des modes et des époques, et les barioleurs n’ont pas encore fini leur besogne vide et vaine.

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
Connaissance et sagesse

Rez B (Célestin Freinet X)

Le Mont-sur-Lausanne / 9 heures

Mais les deux hommes ne parlaient pas le même langage, ne regardaient pas la vie avec les mêmes yeux: l’un était encore fasciné par les améliorations matérielles, par les conquêtes techniques, par l’accroissement évident du pouvoir de l’homme sur la nature, toutes choses qui ne sont certes pas indifférentes au bonheur, mais qui n’en sont cependant pas des conditions essentielles puisqu’elles peuvent voisiner avec l’extrême détresse, avec le désordre qui décompose et tue, avec le déséquilibre qui anéantit jusqu’aux raisons de vivre. Seulement, il n’avait pas conscience des faiblesses et des erreurs qui sont à l’origine de ce désordre et de ce déséquilibre.
L’autre, Mathieu, avait sur lui cette supériorité de n’avoir jamais surestimé les possibilités d’une science qui étalait orgueilleusement ses conquêtes, d’avoir jugé à leur juste valeur des techniques qui n’ajoutent rien à ce qui fait la vraie valeur de la vie, d’avoir conservé merveilleusement cette liaison intime, à la fois spirituelle et matérielle, avec le passé familier, et de juger les événements avec une étonnante clairvoyance qui lui donnait comme une assise de vivace optimisme. […]
Je cherche comme vous: quand je discute, je ne fais que me préciser à moi-même ce que je sens parfois confusément; je tourne et retourne les idées pour les ajuster à une conception de la vie que je crois juste et féconde. J’ai le sentiment précis de la direction dans laquelle nous devrions marcher, mais c’est à mesure que j’avance que je reconnais mon chemin. Vous pouvez toujours m’accompagner si vous ne craignez pas les détours, les pauses au bord du fossé, les retours en arrière pour se convaincre qu’on n’a pas dévié et se rassurer soi-même […].
Et là, à cette profondeur, quiconque sait encore réfléchir sainement, parvient alors à dépouiller l’illusion des mots et la vanité enfantine des systèmes pour retrouver, sans verbiage ni fioritures, les grandes idées directrices de l’activité des hommes, qui sont bien plus simples et bien moins nombreuses qu’on ne croit.

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
Retrouver les lignes de vie

C107 (Célestin Freinet IX)

Le Mont-sur-Lausanne / 11 heures

Ce mot de science, auquel nous nous sommes déjà longuement attaqués, a trop lié son destin à cette autre notion: le progrès. Et qui dit progrès dit marche en avant, et dédain plus ou moins injuste, plus ou moins dangereux, des pensées et des techniques du passé, comme si le progrès lui-même n’était pas fonction de ce passé, et s’il n’était pas le long et humain aboutissement des erreurs, des expériences, des tâtonnements, de la lutte obstinée des bons ouvriers qui nous ont précédés. […]
Vous êtres trop, vous autres thuriféraires de la science et du progrès, comme ces fils qui, parce qu’ils se sont élevés quelque peu dans l’échelle économique – qui n’est pas forcément l’échelle sociale, et encore moins l’échelle humaine –, parce qu’ils portent beau, habitent des maisons claires et propres et voyagent en auto, regardent avec commisération et parfois avec dédain leurs parents restés pauvres et humbles. Pourtant, tout ce qu’ils ont de bon, hors ce vernis extérieur qui ne fait pas longtemps illusion, ce qu’ils ont de courage et d’élan, et de confiance ancestrale en la vie, et ce qui leur reste de droiture d’esprit de bon sens, tout cela ne leur vient-il pas de leurs parents, ou des parents de leurs parents, ou de leurs proches?
Vous procédez comme ces inconscients prétentieux: vous habillez la civilisation – ce que vous appelez la civilisation – d’ors et de brillants, de clinquant plutôt; vous couvrez le passé d’un gris d’obscurantisme et vous triomphez: «Voyez où se trouvent la lumière et le progrès!… »

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
Le clinquant. L’or et l’argent