Mollienches

Châtillens / 14 heures

– Ne comprends-tu pas que les maîtres ont dramatisé le règlement en donnant à nos rapports avec eux qui se substituent à lui le caractère d’un conflit permanent? C’est aux maîtres qu’il faut obéir, c’est par eux qu’on se fait punir, c’est donc à eux qu’on sera tenté de désobéir pour leur permettre […] de « faire leur métier ». Résister sournoisement à leurs ordres, tromper leur surveillance afin d’encourir une juste punition, c’est rompre sans cesse avec la docilité satisfaite où nous risquerions de nous endormir, mais c’est aussi reconnaître la puissance invincible du règlement qui ne vit en nous que par la fréquence de nos délits. Et qui donc nous invite insidieusement à commettre ces délits, sinon les maîtres eux-mêmes par le rappel de nos devoirs comme par des sanctions dont ils nous menacent sans cesse?

Louis-René des Forêts, La Chambre des enfants

Jardin

Riau Graubon / 19 heures

Et me revenait aussi à l’esprit le souvenir d’un certain dimanche de mai où j’avais aperçu un gros oiseau touffu, encadré par une des hautes fenêtres ouvertes à deux battants par laquelle s’échappaient habituellement les effluves de l’encens qui me fait vomir, se détachant en gris sur la jeune et frissonnante verdure du marronnier que je voyais resplendir chaque jour sous les couleurs du soleil comme le flanc étincelant d’un vaisseau – tandis que moi, dans mon trou froid et sombre, pareil à une larve, je dépérissais – et avec quelle application furieuse, têtue, insensée, je m’étais efforcé de prêter l’oreille au chant qui montait en boule le long de sa gorge, défiant ainsi la force torrentielle d’un Magnificat crié à tue-tête par deux cents voix, et de quelle poignante façon, lorsqu’un silence religieux s’établit en bas comme un majestueux point d’orgue, l’oiseau fit entendre là-haut quelques vocalises pures, presque grêles, mais dont l’ironique désinvolture me causa cette ivresse qui est le désespoir absolu voisin du bonheur.

Louis-René des Forêts, Le Bavard

Beauregard

Moudon / 15 heures

Mais, pour en revenir au choeur des petits séminaristes, la nostalgie qu’il éveillait en moi, ce n’était pas seulement ce plaisir mêlé de regrets que nous éprouvons toujours à ranimer des souvenirs d’enfance qui, avec le recul du temps et l’amère expérience que nous avons acquise depuis, nous reviennent parés de couleurs charmantes, mais bien plus le malaise que me causait l’antinomie, qui se révélait soudain à moi avec une horrible évidence, entre ce que je n’avais jamais douté de devenir et ce que j’étais devenu: n’avais-je pas creusé de mes propres mains le fossé infranchissable qui me séparait de ma jeunesse? Qu’on me comprenne bien, il ne s’agissait pas de déplorer mon impuissance d’adulte à déserter le monde brutal, sec, désespérément impropre à toute aventure mythique où nous nous démenons avec une férocité d’araignée pour m’introduire ensuite, à la faveur d’une évocation précise, dans ce monde perdu auquel les hommes attachent si douloureusement leurs regards – quant à moi, je tiens celui que nous qualifions de réel pour seul digne de notre condition, préférant depuis tout le temps la lumière rigide de midi aux vapeurs du soir, la rigueur d’une vérité aux replis du mensonge, la nudité aux parures. Bien au contraire, ce qui me déchirait le coeur, c’était de découvrir dans les profondeurs de mon enfance tout autre chose que des rêves dérisoires: des passions vivantes et par exemple l’impossibilité foncière de pactiser avec ce que j’exécrais, la certitude puérile d’être tout à fait maître un jour de disposer du monde qui s’étendait devant moi comme un domaine ouvert, l’incapacité de prendre mon parti du sort qui m’était fait et d’apaiser en moi une brûlante soif d’exigences.

Louis-René des Forêts, Le Bavard