Rionzi

Le Mont-sur-Lausanne / 16 heures

Quand j’étais enfant, j’éprouvais une joie singulière et assez énigmatique à circuler avec indolence entre les manèges d’une foire, les mains dans les poches, à observer successivement et avec une avidité aussi inlassable que si j’étais moi-même participant, les ébats turbulents des enfants de mon âge qui poussaient des cris de délicieuse angoisse sur des balançoires – et je tremblais pour eux que celles-ci fassent malencontreusement le tour complet de l’axe auquel elles étaient fixées – ou bien à califourchon sur des chevaux de bois, une main serrant la baguette tendue vers un anneau qu’il s’agissait de décrocher à temps – et ma propre main tremblait dans ma poche, comme si elle-même avait été rendue malhabile par l’épuisement ou la crainte de l’échec. Au plaisir actif qui le plus souvent me paraissait astreignant, illusoire, trop limité ou encore inaccessible, je préférais celui à mon avis incomparablement plus émouvant où me jetait le spectacle d’une joie collective qu’exprimaient diversement les visages sur lesquels j’attachais un regard fasciné. Il s’agissait de sympathie. D’une sympathie qui me faisait pénétrer le plaisir des autres et me rendait capable de l’éprouver avec une intensité d’autant plus vive, d’autant plus persistante que je le partageais ensemble et tour à tour avec un grand nombre d’enfants, d’autant plus profonde qu’échappant en quelque sorte à l’étourdissement causé par des sollicitations extérieures un peu trop brutales, il m’était permis de le savourer à l’écart en toute lucidité et de le gouverner au lieu de m’y soumettre. Encore aujourd’hui, il m’est difficile d’échapper à la tentation de saisir la première occasion qui s’offre de me rendre sur le théâtre d’une manifestation populaire où j’ai des chances d’être à même d’observer sur les visages tous les signes caractéristiques de la passion dont il m’est d’ailleurs indifférent d’apprendre qu’elle est alimentée par une sotte admiration ou des rancoeurs injustifiées, mais la seule crainte d’être entraîné moi-même par un flot débordant de colère ou d’enthousiasme, et précisément en vertu de ma faculté de sympathie et malgré le sang-froid que je me suis juré de conserver, me retient quelquefois d’y céder.

Louis-René des Forêts, Le Bavard

Les Planches

Le Mont-sur-Lausanne / 13 heures 

L’idée de voyager me donne la nausée.
J’ai déjà vu tout ce que je n’avais jamais vu.
J’ai déjà vu tout ce que je n’ai pas vu encore.

L’ennui du constamment nouveau, l’ennui de découvrir, sous la différence fallacieuse des choses et des idées, la permanente identité de tout, la similitude absolue de la mosquée, du temps et de l’église, l’identité entre la cabane et le palais, le même corps structurel dans le rôle d’un roi habillé ou d’un sauvage allant tout nu, l’éternelle concordance de la vie avec elle-même, la stagnation de tout ce qui vit pour cela seul qu’il bouge.
Les paysages sont des répétitions. Au cours d’un simple voyage en train, je suis partagé, de façon vaine et angoissante, entre mon désintérêt pour le paysage et mon désintérêt pour le livre qui me distrairait, si j’étais différent. J’ai une vague nausée de la vie, et tout mouvement l’accentue encore.
L’ennui ne disparaît que dans les paysages qui n’existent pas, dans les livres que je ne lirai jamais. La vie est pour moi une somnolence qui ne parvient pas jusqu’à mon cerveau. Je le garde libre, au contraire, pour pouvoir y être triste.
Ah! qu’ils voyagent donc, ceux qui n’existent pas! Pour ceux qui ne sont rien, comme les fleuves, c’est le flux qui doit être la vie. Mais tous ceux qui pensent et qui sentent, tous ceux qui sont vigilants, ceux-là, l’horrible litière des trains, des voitures et des navires ne les laisse ni dormir, ni être éveillés.
De chaque voyage, même très court, je reviens comme d’un sommeil entrecoupé de rêves – une torpeur confuse, toutes mes sensations collées les unes aux autres, saoul de ce que j’ai vu.
[…]
Lorsqu’on ressent trop vivement, le Tage est un Atlantique innombrable, et la rive d’en face un autre continent, voire un autre univers.

Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité

Jardin

Photo | Arthur Prod’hom

Riau Graubon / 18 heures

Lorsque nous avons considéré durant un certain temps une couleur déterminée, notre rétine produit la couleur complémentaire. Comme tout phénomène sensible, celui-ci possède son correspondant spirituel; aussi nous est-il permis de penser que, dans notre rapport avec le monde, nous saisissons celui-ci comme un tout.  Quand l’une quelconque de ses parties a requis démesurément notre attention, l’esprit appelle à soi comme un remède tout le reste qu’elle excluait.
Ce rapport traduit aussi notre faiblesse, qui est de ne pouvoir appréhender l’ensemble que dans le successif de l’existence. Et ce qui manque est d’abord saisi comme couleur complémentaire. Nous ne progressons pas en ligne droite, mais selon un mouvement sinueux, non point graduellement, mais d’un extrême à l’autre. Des écarts de cette espèce apparaissent comme inévitables; ils font partie de la vie, qui, de par sa nature, procède par pulsations, comme on le voit dans la respiration ou le mouvement du coeur. Nous parcourons cependant notre carrière spirituelle, pareils à l’aiguille de l’horloge qui se meut au battement alterné du balancier.

Ernest Jünger, Le Cœur aventureux (traduction Henri Thomas)