Fin de journée

Je suis couturière, poète, coiffeuse et peintre, il n’y a que ressemeler mes chaussures que je ne sais pas faire. Regardez s’il vous plaît, la lune se couchait, c’était en 1975. J’ai fait ce soir-là un beau dessin ? L’automne, vous aimez ? Mon mari faisait le traducteur pour la Confédération : français, allemand et russe, il était bien à l’aise aussi avec l’italien et l’espagnol, il fumait comme un Turc et travaillait la nuit. Moi je l’attendais, il n’a pas mis six semaines pour mourir. J’habite en face du château, je trouvais ce dessin un peu perdu sur cette feuille, alors j’ai écrit cette nuit ce petit poème, à l’encre, un peu triste, n’est-ce pas ? Mais je suis quand même venue boire un café.
La vieille surfe un peu folle sur la mare de larmes, de doutes et de désillusions gaies qu’elle a laissée derrière elle. Un ami à elle est à l’hôpital. Elle n’y croit plus tout à fait, elle rit en mettant bout à bout quelques-uns des morceaux intacts de ses jours. Elle rit, elle rit poliment, d’elle-même et de ce qui l’entoure avant de quitter précipitamment le café du Poids. C’est la fin, mais elle, elle le sait quelque part, une fin qui n’en finit pas et qui la réjouit comme le jour qui se lève. Elle traverse la place et s’éloigne, un lourd cabas la fait se dandiner, comme un canard égaré, dans cette petite ville de la vallée de la Broye.

Jean Prod’hom