Gaël

Gaël, dont je n’ai pas vu le travail hier soir, se réveille plus tôt ce matin. Il me soumet son intervention rédigée la veille, un peu gauche mais excellente. Nadia, notre accompagnatrice nous rejoint sur son vélo, emmitouflée, le nez rouge, grosse couverture nuageuse et froid. On part pour le centre-ville, le tram numéro 9 d’abord, le bus 11 ensuite jusqu’au quartier des ambassades, au sud-est de la boucle de l’Aar. Petit bonheur loin des abris, le jour, l’air libre.
Le quartier des représentations ne paie pas de mine, sans caractère, villas cossues et modestes immeubles résidentiels. Devant l’ambassade de Turquie une famille attend, patiente derrière un grillage édredon et sacs de voyage à la main. A côté des militaires armés, devant le portail central une voiture de police. La petite porte voisine s’ouvre à notre demande et le premier conseiller de l’ambassade nous accueille, nous introduit dans le hall, le dispositif de sécurité doit être en panne. Il improvise un discours, évoque à voix basse sa fonction et celle de ses collègues, sous le portrait de Mustafa Kemal Atatürk qui surveille les entrées et les sorties. Notre guide parle à voix basse, comme s’il n’avait pas remarqué que nous étions là, comme s’il se parlait à lui-même ou à la postérité, il remercie naturellement la Suisse et ses bons offices, nous rappelle que Lausanne a accueilli une conférence en 1923 au cours de laquelle les signataires abandonneront le traité de Sèvres qui avait décidé du sort de l’Empire ottoman à la fin de la Grande Guerre et reconnaîtront les frontières encore actuelles de la Turquie. Il vante les charmes de Montreux où, en 1936, la Turquie rétablit sa souveraineté sur le Bosphore et les Dardanelles, commente les accords de Zurich qui réévaluent, à la baisse, le rôle des Britanniques dans le dossier de Chypre. C’était en 1959.
Il nous conduit ensuite le long des couloirs de la section consulaire, on y passe en coup de vent. Les employés y arrivent au compte-gouttes, les mains vides, dans cette bâtisse un peu poussiéreuse que l’on quitte bientôt pour la résidence de l’ambassadeur, de l’autre côté d’une pelouse amaigrie par l’hiver.
Mobilier en chêne, grande table chargée de victuailles. Le conseiller, en bout de table, interroge les élèves sur la vison qu’ils ont de la Turquie, ils n’en ont pas véritablement une. C’est beaucoup trop le demander. En ai-je une ? Mais je devine l’entreprise du bonhomme, il a envie de nous dire que la Turquie n’est pas celle que l’on croit, souhaite redresser nos images d’Epinal. Je le lui accorde bien et le regrette, mais je n’y puis rien : le Turc est fort comme un turc, c’est ainsi, l’école n’a pas été inventée pour se défaire de nos fantômes mais pour les faire renaître. Alors je lui raconte, un peu par provocation, que les élèves helvétiques ne croisent que très peu l’histoire de la Turquie et de l’Empire ottoman. Il y a bien sûr Troie, mais Troie c’est l’Asie mineure, et l’Asie mineure c’est le miracle grec. Il y a les croisades, la prise de Constantinople en 1453, les Ottomans à la porte de Vienne en 1683. Bref une histoire qui ne leur fait pas la part belle. Le temps passe en parlotes tandis que les gosses goûtent sans perdre une miette aux plats que le cuisinier de l’ambassade a préparés.
Passe l’ambassadeur, un bref instant, pour nous faire voir qu’un conseiller d’ambassade peut être obséquieux. C’est au tour du fils en vacances en Suisse, il fait ce qu’il faut faire pour déguerpir au plus vite mais avec les manières. La femme enfin, en poste diplomatique à Ankara, qui profite de notre attention pour vanter les merveilles de la Turquie, le soleil et la plage. Venez ! venez l’été prochain ! vous êtes tous les bienvenus sur les plages de l’Anatolie.
Pour l’instant il nous faut filer sur la place fédérale ou Samuel Schmidt, les responsables du nouveau sponsor, La Mobilière, ceux de l’association Ecoles à Berne nous attendent pour des interviews et des photos. Une journaliste des radios romandes interrogent quelques élèves. 
Au moment où il nous faut entrer dans le Palais fédéral, H. et M. sont absentes, on les recupère grace à nos portables. Plusieurs parents sont arrivés, le directeur et S. sont également là. Beau débat, parfois convenu mais belle tenue de chacun, fierté des parents.
Sur le mur contre lequel est adossé le bureau du Conseil, la fresque de Charles Giron : le lac des Quatre-Cantons, les pâturages, l’allégorie de la paix confondue dans les nuages qui surplombent Schwytz, le chemin jusqu’à Brunnen, emprunté lors de ma balade juqu’à Sils Maria. Cachée derrière les Mythen l’abbaye d’Einsiedeln et le chant des Bénédictins qui m’avait tant boulversé.
Je suis assis devant le pupitre 188 du Conseil national, fermé à clef, j’entends pourtant les mandibules d’un animal qui ronge le bois. M’inquiète. On m’apprend qu’il s’agit du bruit d’un appareil électronique oublié par le Conseiller national dont j’occupe la place.
Retour avec le tram 9. Repas de cantine, discours de clôture. Épuisé. Enfin au lit.

Jean