Qu’est-ce que tu fais ?

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– Qu’est-ce que tu lis ? R… a… muz ?
– Ramuz, c’est le nom de l’auteur.
Derborence, c’est quoi alors ? l’endroit où il est né ?
– Non, Derborence, c’est le titre de ce récit. Souviens-toi de la yourte dans laquelle tu as dormi cet automne. En face, on apercevait un lac, c’était le lac de Derborence, au-dessus on voyait le Pas-de-Cheville et les Diablerets.
– Je me souviens de la yourte mais pas du reste. Dis voir, ton livre c’est pas un gros livre.
– Louise, tu me laisses tranquille, j’aimerais terminer la première partie.
– Pourquoi tu soulignes des mots ?
– Pour y voir clair. Et maintenant, tu me laisses terminer.
– Mais les pages qui suivent sont aussi soulignées.
– C’est pas la première fois que je lis ce texte, tu me laisses terminer ?
– Combien de fois tu l’as-lu ?
– Quatre ou cinq fois.
– Pourquoi tu lis plusieurs fois, c’est idiot.
– Parce que j’aime ce livre et parce que j’aimerais terminer la première partie.
– C’est quoi qui est bien ?
– Tout et le détail, tout et tout dans tous les sens. Ma petite Louise, ce livre est extraordinaire, c’est un des plus beaux livres que j’aie lus.
– On voit que tu n’as pas lu le Club des Cinq et Game Over.
– J’ai lu le Club des Cinq, plusieurs aventures même. Mais pour l’instant j’aimerais terminer la première partie. Veux-tu peut-être que je la lise à haute voix ?
– Oui !
– Oh! a-t-elle dit à sa mère, et toi, est-ce que tu crois qu’il est mort ? 
– Lui c’est son mari, Antoine. La mère, c’est Philomène, Thérèse c’est sa fille.
– Celui qui est monté dans le pâturage accompagner son troupeau ?
– Comment sais-tu ça ?
– Je viens de lire ça au dos du livre.
– Oui, c’est Antoine qui a disparu dans l’avalanche.
– Il est mort ?
– On ne sait pas encore. Il faut attendre. On ne sait rien ; ils viennent seulement de partir.
– Qui ?
– Le médecin et la justice.
– Ah ! a-t-elle dit, il faut attendre ? il faudra attendre jusqu’à quand ?

– Jusqu’à demain ou après-demain. On te promet qu’on te dira tout.
– Il va revenir ?
– Oui, au début de la seconde partie.
– Oh! a-t-elle dit, c’est pas la peine.
Elle a dit .
– Pourquoi est-ce qu’ils se dérangent ?
Elle dit :
– Et moi, est-ce que je ne pourrais pas monter avec eux ?
Elle s’est assise sur son lit, pendant que les deux femmes accourent, l’ayant prise chacune par une épaule et l’obligent à se recoucher.
Elles sont deux ?
– Il y a aussi sa tante Catherine.
– A quoi est-ce que tu pourrais bien servir là-haut, ma pauvre fille ? Il n’y a qu’attendre, vois-tu. Fais comme nous. Car qu’est-ce que nous pouvons faire, je te demande un peu, ah ! oui, qu’est-ce que nous pouvons faire, nous autres, ma pauvre fille ?
Parmi les larmes qui lui coulaient le long des joues :
– Et il te faut penser à lui.
– Qui ? Lui ?
– Le fils d’Antoine et de Thérèse. Thérèse est enceinte.
– Qui ?
– Lui, le petit, s’il doit venir.
– Bon !
Elle se laisse faire, elle se laisse aller en arrière, elle est de nouveau toute tranquille sur son oreiller. Elle a croisé les mains sur le drap. Les montagnes vont bientôt devenir roses. Les montagnes nous tombent dessus. C’est beau à voir, mais c’est méchant.
Méchant ?
– Parce que l’avalanche a tué son mari, je pense.
Elle a dit :
– Et si j’ai un enfant ? Si j’ai un petit enfant d’Antoine ? Lui je sais qu’il ne reviendra pas. Mais alors, ce petit enfant, il serait orphelin, il serait orphelin avant d’être né ?… Ah ! a-t-elle dit, ça lui aurait fait pourtant bien plaisir, à Antoine. Je lui aurais dit le secret à l’oreille… Et bien ! je ne lui dirai rien. Il ne saura jamais rien, jamais. C’est drôle.
Tout à coup elle a crié :
– Et bien, je n’en veux pas… je n’en veux pas. Un enfant qui n’aurait pas de père, est-ce que c’est encore un enfant ? Oh ! ôtez-le-moi, disait-elle, ôtez-le-moi, ôtez-le-moi !
– On va le lui ôter ?
– Je ne m’en souviens pas, je te lirai la suite un autre jour si tu veux.
– Lire cinq fois le même livre et ne pas se souvenir de ça ! Vraiment, je ne sais pas à quoi ça sert.
– Je ne sais pas exactement non plus et je ne sais pas par où commencer.

Jean Prod’hom