(P. F. 8) Jenny Humbert-Droz

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Elle avait espéré qu’elle n’éprouverait plus jamais cette impression de fin du monde, de tristesse et de déception, mais de dignité aussi qui planait en fin de journée lorsque les Italiens rejoignaient le dortoir que leur employeur mettait à leur disposition. Ils étaient des milliers dans la construction et l’hôtellerie, dans l’agriculture, pendant neuf mois loin de leur épouse et de leurs enfants.
Il y avait un gros chantier à côté de chez elle, on y travaillait à la construction de la route nationale. Elle se souvient de ces petits groupes d’hommes silencieux qu’elle croisait lorsqu’elle rentrait en fin d’après-midi de chez sa grand-mère, avec leur vieux sac de sport en bandoulière et un peu de boue sèche sur le visage. L’adolescente n’imaginait pas la suite, la fatigue, la promiscuité dans les cabanons, l’amitié aussi.
Elle se souvient surtout de l’un d’eux qui lui racontait alors que le soir tombait, dans un sabir rocailleux, à deux pas des baraquements qui jouxtaient la cure, un peu des choses de son pays : le soleil d’où il venait, l’ombre, les trois enfants qu’il avait laissés à Castel del Piano, les châtaigniers, les champignons, les serpents, le lac de Trasimène qu’on apercevait du sommet du Monte Amiata.  
La petite avait une douzaine d’années, il ne lui disait rien de son exil, mais tout en lui en parlait pourtant, Se mêlait en effet à l’immense douceur de ses récits un désarroi qu’elle comprenait mal et sur lequel personne ne s’interrogeait, pas même son père, pasteur, lorsqu’elle lui parlait de Gino. Pourquoi n’était-il pas là-bas en Italie avec les siens, ou eux avec lui ? Pourquoi ces baraquement et cette solitude. Pourquoi ce silence et cette gentillesse ?
Elle s’était mise à comprendre, sans disposer des mots, l’iniquité de la situation, à deviner l’indignité de leurs hôtes, le silence sur lequel reposait cette conspiration et la prospérité des employeurs. Quelque chose se défaisait du côté des siens, elle percevait cette fausse note qui obligeait chacun à boucher ses oreilles, mais elle engrangeait aussi la bonté généreuse de ces hommes et le soleil qui soutiendrait demain ses luttes.
Et cette grâce des gens qui taisent leur souffrance et sourient au passant lui revient à fleur de peau lorsqu’elle croise dans la campagne l’un ou l’autre des employés agricoles du village qu’elle habite aujourd’hui, venus de Macédoine ou du Montenegro, plus solitaires encore aujourd’hui que jadis, enfermés dans leur langue et leurs souvenirs, 12 mois durant, sans même disposer de ces 3 mois qui obligeaient autrefois ceux qu’on appelait les hirondelles à retrouver un peu du soleil qu’ils avaient laissé derrière eux.

Jean Prod’hom