(P. F. 12) Jeanne Hersch

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La femme est grande, l’homme petit, sans enfant et causeurs devant l’Eternel ; ils réconcilient, elle juive lui chrétien, les innocents du bout du monde dans leur asile de fortune. Ce sont de sales années.
Ils ont accueilli il y a quelques semaine une petite orpheline venue de l’autre côté de la frontière. Elle écoute leurs voix depuis la chambre du fond du couloir. Elle tend l’oreille et comprend toujours mieux qu’il y a dans leurs paroles, leurs rires leurs silences dont elle se sent exclue, dans ce qu’elle ne comprend pas quelque chose à comprendre mais qu’elle a perdu.
Elle les rejoint dans le salon où ils lisent. Il s’aiment, pas de feu dans la cheminée, ce n’est pas la saison. Elle s’approche prudemment, demeure debout quelques instants avant de s’accroupir, elle fait un petit tas de brindilles dans le foyer, ajoutent quelques pives qui traînent dans un panier. L’homme qui l’a vue lui donne deux pages d’un journal qu’il a froissées et lui tend une boîte. Elle frotte la première allumette qui se brise, la seconde ne suffira pas. La femme regarde la fillette avec sollicitude, le feu prend. Mais il n’y a pas de gros bois sous la main, le feu tousse et s’éteint, la boîte d’allumettes est vide, elle court au jardin, le ciel est gris, elle n’a plus rien.
Comment raisonnablement continuer quand tout s’est arrêté, trouver une place, retrouver un peu de la liberté dérobée, et vivre avec. Elle ne sait plus où aller, n’a plus accès à ce qui dépasse nos vies, reste en-deçà d’elle-même.
L’orpheline aurait voulu participer à la fête, mais elle n’a plus à sa disposition qu’un peu de solennité et l’usage de la raison. Elle sent confusément qu’elle a laissé quelques chose qui n’a pas même la forme d’un vieux souvenir, ni sa force, restée en arrière de son âme. Son corps peut-être.

Jean Prod’hom