Chose belle

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Cher Pierre,
Sortie d’une grosse 4×4 stationnée de travers devant la BP, une femme d’un certain âge, bien mise, se plaint ; une heure qu’elle roule, de la gare à Epalinges, d’Echallens à Cugy : rien. Le Mont maintenant, néant ! six kiosques et aucun Charlie Hebdo, on se fout d’elle, c’est un vrai scandale. Je me hâte de payer mon dû et lui tourne le dos.

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Charlie a-t-il eu des effets sur le comportement de mes concitoyens ? j’en aurai bientôt le coeur net.
En descendant au Mont ce matin, une grosse cylindrée est sur le point de me griller la priorité ; je freine en klaxonnant, la conductrice stoppe son véhicule en me faisant signe de passer, sans me regarder, avec un sourire de façade qui sous-entend qu’il suffisait que je m’arrête, que sa vie est au fond plus importante que la mienne. Je dois avouer que j’ai été incapable de lui rendre son sourire si bien que je l’ai gardé pour une autre occasion.
Celle-ci se présente au bout de Sainte-Catherine ; de nombreuses voitures venant de Peney et de Froideville piétinent au carrefour et n’en finissent pas de céder le passage. Je décide alors de freiner et de le leur céder à mon tour, avec sur les lèvres le sourire que j’ai mis de côté tout à l’heure ; je fonde tous mes espoirs sur le fait que la conductrice va l’accepter dans un premier temps, m’en rendre ensuite la moitié et garder l’autre pour plus tard ; c’est une variante de l’effet Charlie.
Je dois vite déchanter lorsque le conducteur d’une camionnette de produits surgelés, qui me talonne, lance dans le rétroviseur les feux d’une terreur qui m’aveugle. Mon rêve s’obscurcit. La bienveillance qui m’habitait cède la place à une sourde malveillance, je lui souhaite les pires maux.
J’écoute la leçon, le bien et le mal hantent les mêmes quartiers et ont une frontière commune, assez importante je le crains.
Le semestre se termine pour les grands du Mont qui s’inquiètent de leurs prochains examens et de l’avenir qui en dépendrait ; les naïfs passent gaiement des imprécations à la calculette, de l’autel à la petite cuisine. Impossible de changer quoi que ce soit à cette situation sans toucher au fond de l’affaire, sans ouvrir les yeux et calculer l’efficacité réelle du temps passé aujourd’hui sur les bancs d’école. A moins que l’ensemble du dispositif cède, ce qui est plus probable, et que la formation se replonge dans les eaux vives.

Chose belle :
Un enfant qui, doutant de ses capacités, descend dans un puits de difficultés dont il sait qu’il ne viendra pas à bout.

Lecture du journal à la Châtaigne, où surgit une lézarde dans l’édifice de mon imaginaire ; une image se met à vaciller, celle de Burtigny, un village qui campait solidement au milieu de mes représentations du canton – avec Pampigny au-dessus de Cossonay – un bourg imprenable, un nom promis à l’éternité. Village rugueux à deux pas des lotissements du bord du lac, riches et défaits ; nom solide aux fenêtres rares et au vieux crépi, avec ses rues et ses fontaines, sa campagne nue, ses fermes et ses coqs, son église et son bétail, ses chats, ses fins d’après-midi, son café, sa cochonnaille et son abbaye.
J’apprends aujourd’hui que Burtigny va mal, ses habitants promis au pain sec : les employés communaux vont voir leur temps de travail diminuer, les impôts augmenter ; les politiques ont accepté de travailler plus et de recevoir moins.
L’histoire de Burtigny est emblématique de ce qui se passe dans nos campagnes ; les villages qui ont voulu retenir leur âme en résistant à l’arrivée massive de citadins riches et sans enfants sont obligés aujourd’hui, pour compenser le report des charges du canton sur les communes, d’ouvrir les bras aux contribuables sans enfants ; aujourd’hui cette commune de moins de 400 habitants a trop de gamins et pas assez de gens aisés. T’as beau faire, ce que tu croyais pouvoir tenir éloigné te rattrape, la mise en charpies de l’ancien tissu rural est inexorable, Burtigny va rejoindre les grandes quincailleries de pavillons et de villas, les tuyas remplaceront les haies vives, les trottoirs les talus, les potins le chant du coq. Et on fera des misères aux enfants qui viennent de loin.
Au Riau, quelque chose demeure indépendant du temps qui fuit sur le dos des nuages, quelque chose qui se balance dans les branches des arbres nus, quelque chose qui refuse d’aller de l’avant, à l’image du château des Jaunins qui respire à peine, immobile.

Jean Prod’hom