Giorgio Agamben encore

Giorgio Agamben encore : La nature et les animaux sont toujours déjà prisonniers d’une langue, ils ne cessent de parler et de répondre à des signes, même en se taisant. Et si un chevreuil, un coquelicot, un arbre, la pluie me remuent parfois, c’est d’abord parce que je ne peux rien pour eux, d’autant plus que, obstinés sans le vouloir, ils ne demandent rien.

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Nous partageons avec eux le monde d’une manière si différente que leur silence inquiète, enfermés dans leur langue qu’ils habitent à ras bord et avec laquelle ils ne font qu’un, sans excès ni reste, conduits comme dans un tunnel à ciel ouvert ; une langue qui se confond avec leurs faits et gestes, témoignant d’une solidarité que nous leur envions parfois.
Dans le même temps, leur captivité fait écho à la nôtre, celle qui résulte de notre détachement obligé, qui nous a amenés à déposer dans l’écrit – listes, pense-bête, calendriers – les conditions de notre existence différée, nous laissant d’un coup sans voix, abandonnés face aux choses muettes et à la page blanche ; disposant pourtant, dans ce sursis et cet éloignement, d’un temps pour retrouver une voix, trouver plutôt celle que nous aurions en propre.
L’homme s’y essaie, aboie ou miaule, murmure, vocifère ; il hurle, chante ou siffle, blatère ou déblatère. Mais il a beau faire, le silence le ramène en arrière. Il devine alors qu’il vivra comme un coucou aussi longtemps qu’il n’aura pas inscrit la voix qui lui manque dans le silence de sa langue, dans ses blancs, dans son phrasé, aussi longtemps qu’il n’aura pas fait un lit au ciel inoubliable, immense et nu, avec ses portes grandes ouvertes et les nuages qui passent.