Je lui avais apporté une bouteille de blanc

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Je lui avais apporté il y a trois ans une bouteille de blanc, il l’avait mise au frais dans la fontaine, on s’était promis de nous revoir le lendemain pour la boire, ou le surlendemain. Trois ans ont passé, la bouteille n’est plus dans la fontaine.
Il est midi et demi, Raymond fait la sieste, son petit-fils l’a averti que je passerai. Il a comme toujours le sourire aux lèvres, immédiatement d’accord de nous faire visiter la chambre de partage de la mine des Roches. On sort nos agendas, dans quinze jours. C’est promis, j’amènerai une autre bouteille. Je photographie deux tableaux de sa maison avant qu’on ne se quitte, je reprends les cours à 13 heures 10.
Je fais quelques modifications sur le site de l’école, dans la précipitation, je dois être à 16 heures 45 à l’arrêt de bus sous le Torel, mais un convoi exceptionnel ralentit ma course, et puis des ouvriers remplissent de bitume les nids de poule que le gel et le dégel creusent chaque hiver entre Corcelles et la route de Berne. J’arrive un peu en retard, les filles ne m’en veulent pas.
Je m’inquiète en feuilletant le journal local de la multiplication des coachs de tout acabit, sous-produits de l’orientation psychologisante de la société. Leur jargon me sidère :

Force mentale apporte l’énergie d’activation nécessaire au transfert des forces mentales conscientes et inconscientes des deux parties de l’être : L’acquis et l’inné. Force Mentale agit donc telle la clé de voûte qui, réunissant les deux parties de l’arche, permet de supporter des poids considérables en étant entièrement autonome et sans artifices.

Les coachs sont partout et s’occupent de tout, prennent en charge aussi bien des gens qui viennent de nulle part que leurs voisins de palier, s’autorisant ce qu’autrefois des études longues et difficiles interdisaient. Les psychanalystes avaient appris à faire du silence une vertu par la grâce de laquelle l’analysant était susceptible de remettre la main sur sa vie. Les coachs, les consultants et les conseillers mettent la main sur la vôtre, ils néologisent avec la certitude qu’ils suffit d’être capables de rien pour être capables de tout. Voilà des gens qui sont coupés de l’histoire d’une discipline qui n’existe pas, des gens qui se présentent dans des mandorles entourés d’un sfumato qu’on trouvait au milieu du siècle passé sur les cartes postales envoyées des Balkans.
Les coachs font peur, comme les secrétaires sur lesquelles se reposent les patrons, comme les boulangères qui mettent des gants pour vous servir. Ils sont les héritiers laïques et modernes des tireurs de tarots, des voyants, des magiciens de foire, des usuriers, des chiromanciens et des cartomanciennes, des diseurs de bonne aventure, des nécromanciens et des sorciers. Mais à la différence de ceux-ci qui promettent le bonheur ou la guigne, le feu ou le paradis, les coachs ne sentent pas le souffre et parlent doctissimo. Ils vous convainquent qu’il est malgré tout préférable d’avoir bonne mine et des habits propres, ils vous invitent à faire toutes sortes de deuils : il n’y a effectivement pas d’appartement de 3 pièces sur le marché, mais il est finalement tout à fait possible de se satisfaire avec le sourire d’un 2 pièces, n’est-ce pas ?

Reprends en fin d’après-midi la cinquième rêverie de Rousseau et extrais ceci :

Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs, au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier.

Les pétales des fleurs battent des ailes, je cueille les quelques pruneaux qui n’ont pas été entamés par les moineaux, une nuée d’étourneaux s’envolent à mon passage, il est 19 heures 40, Louise se plaint d’un genou au retour de la longue balade qu’elle a faite avec Sandra et Oscar à la brune. Puis la nuit tombe, je dois allumer les phares lorsque je remonte avec Arthur de Ropraz.

Jean Prod’hom

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